« Mon corps c’est un pays en guerre sur le point d’finir »


Je sais que je parle souvent des méandres de l’acceptation de soi, des guerres que l’on mène perpétuellement contre soi-même. Peut-être parce que, davantage qu’un sujet qui me tienne à coeur, il s’agit d’un vieux démon à moi que j’exorcise en y revenant incessamment.

Peut-être, plus simplement, parce que de ne pas m’aimer est ce que je fais de mieux.

J’en parle aujourd’hui encore, parce que le sujet demeure d’actualités; parce qu’alors qu’une certaine Essena O’Neil enflamme le web en quittant les réseaux sociaux et que des campagnes telles que le #RfGoNaked ont cours, je réalise la pertinence des remises en question qui m’ont accompagnée au fil des derniers mois et, surtout, tout le bout de chemin que je suis parvenue à faire depuis.

J’écris ces lignes parce qu’au fil des dernières années, consacrer l’essentiel de mes énergies à ne pas m’aimer et à me convaincre que je ne valais rien est devenu un passe-temps parmi tant d’autres. Parce que, par-dessus tout le reste, j’ai fini par devenir maladivement obsédée par mon apparence, par ce que je pourrais potentiellement y changer en but de l’améliorer. Obsédée par la liste des mes défauts physiques qui ne faisait que s’allonger au fil des minutes, des heures passées devant mon miroir. J’ai passé ces dernières années à faire de mon corps un poids mort, à le vider de sens en l’épluchant jusqu’à l’usure, en le placardant sur les réseaux sociaux à coup de selfies qui ne faisaient que me dénaturaliser et m’éloigner de plus en plus de moi-même.

Ces derniers mois ont été pour moi le lieu d’une longue cure auto-administrée et, even if I’m not there yet, j’ai le sentiment d’être au plus près de moi-même que je ne l’aie jamais été au cours des dernières années. J’ai finalement compris que mes énergies — et mon potentiel — méritaient d’être conservés pour de meilleures batailles. Qu’il y aurait beaucoup plus à découvrir en moi-même une fois que je cesserais de me limiter à l’image que me renvoyait la glace et la front camera de mon téléphone.

J’ai d’abord commencé par cesser de m’afficher au monde entier à travers les médias sociaux tel que je le faisais; si j’ai conservé mes comptes Facebook et Instagram, je n’y poste plus quotidiennement ce que je n’ose même plus appeler des « photos de moi » tant les portraits que je tirais de ma personne étaient éloignés de moi-même. J’ai cessé de m’acharner à me tailler, polir et colorer les ongles, simplement parce que mes autres amies le faisaient. Sans nécessairement renoncer ultimement au maquillage, j’ai renoncé aux multiples ombres à paupières et rouge à lèvres pour lesquels j’avais dépensé des fortunes, ayant l’impression de sortir de chez moi habillée d’une autre peau que la mienne chaque fois que je m’en barbouillais les traits. Sur un coup de tête, j’ai fini par couper la longue tignasse sur laquelle je m’acharnais plus de trois quarts d’heure chaque matin et qui, comme me l’a un jour dit ma mère, « faisait toute ma personnalité ». J’ai rangé au fond d’un tiroir mes soutiens-gorges qui m’inventaient une poitrine que je n’ai jamais eue et n’aurai jamais, pour finalement accepter un corps qui m’est bien plus confortable lorsque je l’accepte tel qu’il est. On est reste dans la surface, dans le superficiel, me direz-vous — or, c’est justement du superficiel dont je souhaitais me défaire. Lentement mais sûrement.

Aujourd’hui, je regarde des photos de moi datant d’à peine un an ou deux, et le vertige me prend. J’y vois cette fille qui a mes traits, qui ne peut être nulle autre que moi et qui, pourtant, n’est pas moi. Je regarde ces photos et je ne parviens toujours pas à comprendre comment personne n’est parvenu à voir combien cette fille-là était à des lumières de qui j’étais vraiment (ou, du moins, aspirais à être). Combien cette fille-là n’avait pas l’air bien, combien elle se tenait à la fois comme prisonnière et en-dehors d’elle-même, surtout.

J’aimerais vous dire qu’il suffit de prendre la résolution d’un jour commencer à s’aimer pour que le processus s’enclenche de lui-même. Mais c’est faux. Malgré tous mes beaux discours, j’ai fait la guerre à mon corps des années durant — on ne se débarrasse pas d’un simple revers de la main d’une obsession qui remonte à si longtemps. Être obsédée par son apparence, et surtout par son poids (parce que c’est précisément là que logeait le plus gros du problème), c’est souvent plus que d’avoir quelques complexes; c’est une obsession qui peut devenir pathologique et ronger votre quotidien. Non, je n’ai jamais été diagnostiquée comme souffrant d’un eating disorder (qu’il s’agisse d’anorexie ou de boulimie). Sauf que, sans nécessairement tomber dans les extrêmes, je crois qu’il est nécessaire de comprendre que le spectre d’un tel trouble est beaucoup plus vaste qu’on ne peut l’imaginer et, surtout, combien la ligne est mince entre le complexe et l’obsession maladive.

J’avais douze lorsque, appuyée par une amie, j’ai décidé pour la première fois d’entreprendre un régime afin de perdre du poids. Précisons une chose, cependant: à douze ans, je devais peser quelques 100lbs à peine. Et, déjà, quelque chose en moi me poussait à imaginer des surplus de poids là où ne se trouvait qu’un corps pré-pubaire qui cherchait à suivre le libre cours d’une croissance normale. À quatorze ans, un commentaire déplacé de la part de ma mère, concernant une paire de jeans dans laquelle je ne rentrais plus, m’a convaincue que j’étais en surplus de poids… malgré mes 110lbs.  Même une fois rendue à vingt ans, il m’a fallu ramasser tout mon courage afin d’être en mesure de me déshabiller devant d’autres filles dans un vestiaire, honteuse de montrer des cuisses que je trouvais trop lourdes et un ventre que j’estimais ne pas être assez plat.

Je peux aujourd’hui vous certifier, par expérience, qu’il est très facile d’apprendre à un estomac à ne plus être nourri. À apprendre à son corps à fonctionner alors qu’il est sous-alimenté, et de faire abstraction des faiblesses qui le prennent, de temps à autres, lorsqu’il n’en peut plus d’être ainsi négligé. Limiter considérablement la quantité d’aliments ingérés dans une journée; sauter un repas d’abord, et puis un autre encore; finalement passer plusieurs jours d’affilée sans se nourrir ou presque. Been there, done that. De ma tendre adolescence jusqu’à mon entrée à l’âge adulte. Laissez-moi clarifier la chose suivante: There is no such thing as « thin privilege« . Je n’ai pas préalablement gagné la « loterie génétique » : je suis restée mince parce que j’ai fait de mon corps un champ de bataille. Et, croyez-moi, il n’y a rien de glorieux, ni rien d’enviable là-dedans.

Malheureusement, on se sort difficilement de ce cercle-vicieux là. Encore récemment, lorsque mon médecin m’a recommandé de prendre du poids d’ici notre prochaine rencontre, me situant bien en-dessous de mon poids santé, j’ai tiqué malgré moi. Évidemment, elle n’avait aucune idée de la manière dont le souffle m’avait manqué, quelques minutes plus tôt, alors qu’elle m’a invitée à venir m’installer sur la balance. Évidemment, elle n’avait aucune idée de tout ce que j’ai fait endurer à mon corps pour atteindre ce poids-là, et ce qu’une phrase aussi banale que « Ce serait préférable que tu prennes entre cinq et dix livres » représentait pour moi en horreur et en consternation. Comment, ces derniers mois, je m’étais secrètement réjouie à chaque fois que quelqu’un de ma connaissance, qui ne m’avait pas vue depuis un moment, me faisait remarquer combien j’étais « donc bien rendue maigre, d’un coup ».

Sauf que l’ampleur de ma méprise a fini par m’éclater au visage. Ce n’est que très, très récemment que j’ai fini par comprendre qu’il y avait également un visage, au bout de ce corps-là. Que si mon corps, contre lequel je me suis acharnée des années durant, avait jusque-là pris toute la place, il y avait pourtant, malgré tout, un visage qu’il me restait à apprendre à apprivoiser une fois pour toute. Un visage qu’il m’était possible de démaquiller, une fois le soir venu, et d’apprendre à aimer. Malgré les cernes, malgré les rougeurs. Malgré les marques du passage de la vraie vie qui s’inscrivent parfois à même les traits. J’ai été frappée, un jour, d’ainsi réaliser que je me trouvais bel et bien là, quelque part, en-dessous de tout ça. En dessous de toutes ces insécurités et de cette haine-là. C’est ce jour-là que j’ai réalisé qu’il m’était possible de me trouver belle sans prendre en considération les chiffres apparaissant sur ma balance ou la manière dont mes hanches ressortent suffisamment ou non. Que sous le fond de teint, le mascara, les sourcils tracés au crayon, il y avait un visage que je n’avais jamais vraiment pris le temps de regarder et qui, surtout, avait fini par être lui aussi négligé. Un visage qui, tout comme mon corps, méritait quand même d’être aimé.

J’aimerais vous dire que, du jour au lendemain, j’ai pris la résolution de ne plus jamais sortir de chez moi maquillée. Que, du jour au lendemain, j’ai décidé de cesser de porter attention à mon poids. Mais c’est faux. Oui, je me maquille toujours à tous les matins, d’abord parce qu’il s’agit pour moi d’une méthode d’expression et d’une activité apaisante, mais, surtout, parce que me revient encore la décision de choisir à qui je souhaite me montrer au naturel, telle que je suis vraiment. Oui, je vais continuer à surveiller mon alimentation et à m’entraîner — d’abord parce que j’ai le désir de rester mince, mais, surtout, parce que j’estime que mon corps mérite que je le nourrisse sainement et le garde en forme.

Sauf qu’aujourd’hui, ne s’écoule plus une journée sans que je prenne la peine, le matin comme le soir, de me regarder dans le miroir, dépourvue de tout artifice, et de me trouver belle. Parfois, je manque de conviction, c’est vrai — mais, au moins, l’effort est là. Et ne s’écoule plus une journée, non plus, sans que je réalise combien il m’est plus facile d’aimer mon corps, malgré ses défauts, une fois celui-ci nourri convenablement.

On change difficilement de vieilles habitudes, surtout lorsqu’elles sont mauvaises. Et on n’apprend pas à s’aimer du jour au lendemain, j’en conviens. Il s’agit d’une guerre de longue haleine dont les dommages sont souvent collatéraux.

Mais vient un jour où, finalement, on décide qu’il y aurait tout à gagner à ce que le traité de paix soit enfin signé.

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