2019, la grande écorchée.

[2011] [2012]

Au début de la décennie, je me prêtais au même exercice qu’ici: une revue de l’année, une rétrospective des déboires accumulés au fil des mois derniers; créer un espace où concilier les pètages de gueule et les potentielles réussites subséquentes. Me revoilà, presque dix ans plus tard — vivant maintenant seule dans mon propre appartement, un baccalauréat et une presque maîtrise universitaire en poches, avec un différent emploi, les mêmes amis mais d’autres amours. Des choses qui changent et qui ne changent pas.

2019. Quelle fucking année.

Où j’ai l’impression qu’à la fois le pire et le meilleur me sont arrivés.

J’ai entamé 2019 malheureuse, aux prises avec des angoisses sourdes qui me nouaient constamment le ventre et la gorge; j’accumulais les crises d’anxiété, tard le soir ou au milieu de la nuit; me revenait incessamment ce sentiment d’être à côté de moi-même, de vivre en-dehors de moi, d’être invisible — inexistante. Pour moi-même et pour les autres.

Au début de 2019 j’essayais de composer avec les affres d’une relation nocive qui me dévorait lentement de l’intérieur, une relation que j’essayais de sauver tant bien que mal, quitte à la porter à moi seule et y investir le peu d’énergie qui me restait. J’étais en amour par-dessus la tête — aveuglément, en fait — avec un homme qui, finalement, m’apportait plus de mal qu’il ne m’apportait de bien. Quelqu’un devant qui j’ai abandonné beaucoup de moi-même et pour qui j’ai tout pardonné à outrances, entaillant un peu plus mon amour-propre à chaque fois. Mensonges, infidélités à répétition, gaslightinginvalidation, humiliation, name it. 

Et au printemps, une rupture. La fin du monde, carrément.

Je voyais voler en éclats devant mes yeux la promesse d’un futur que je m’évertuais à bâtir depuis quelques années déjà — bien que j’étais probablement le seule à y contribuer activement. Du jour au lendemain je me retrouvais sans repères, à réaliser combien j’avais, sinon perdu, à tout le moins mis de côté au profit d’une relation déficiente qui demandait que j’investisse tellement de moi-même qu’il n’y avait plus de temps pour rien d’autre. Voilà précisément ce devant quoi je me trouvais, ce qui me restait: rien d’autre. 

Ou, en tout cas, c’est c’est le sentiment que j’avais. Il m’aura fallu peu de temps pour réaliser la vitesse à laquelle les gens dans ma vie — famille, amis, collègues — se sont mobilisés pour me rattraper dans ma descente; là où je croyais ne trouver rien ni personne et ainsi être livrée à moi-même, j’ai eu la chance de redécouvrir des liens forts, d’autres amours qui, finalement, ont toujours été là, quelque part autour de moi, m’enveloppant d’une douceur diaphane. Des amours tellement plus lumineux, tellement plus importants que celui, toujours un peu sur la corde raide, d’une relation romantique mal ficelée.

2019 aura été l’année où j’aurai perdu un amour pour finalement en retrouver tellement, tellement d’autres.

Dans les semaines et mois qui ont suivi se sont enchaînés les souper de famille ou entre amis de longue date, les sorties dans les bars jusqu’à pas d’heure, les soirées karaoké à s’époumonner sur des classiques épouvantables, les films quétaines écoutés un peu guerlot avec ma meilleure amie, les dancefloors où plus rien n’a vraiment d’importance que de ne pas se prendre les pieds et s’étaler de tout son long, les journées passées au parc à jouer aux quilles norvégiennes ou les fin d’après-midi à enfiler les drinks sur les terrasses…. Des moments de qualité passés avec des gens qui comptent vraiment, mais aussi des moments de qualité passés avec moi-même, à lire sur le balcon, à re-décorer mon appartement, le réinvestir de souvenirs positifs, recommencer à aller au gym, m’imposer des routines de self-care, et j’en passe.

Là où je pensais m’être perdue j’ai (re)trouvé une version de moi-même que je ne pensais plus connaître. Après des années passées au sein d’une relation où je me sentais continuellement diminuée, insuffisante, j’ai fini par me retrouver grandie, beaucoup plus rayonnante et confiante, assumée. Irrévérencieuse, aussi, parfois. À ce jour je m’impressionne encore de ma capacité de résilience, et c’est non sans une certaine fierté que j’avance vers 2020 en me disant: voilà, je l’ai fait — j’ai réussi à me relever. Je suis encore en vie. Et tellement, tellement vivante.

Je repense avec 2019 avec un sentiment doux-amer, certes, mais je préfères finir l’année en soulignant des petites victoires qui, finalement, sont les plus signifiantes pour moi: m’être entourée de gens inspirants, qui m’importent et qui m’encensent; avoir pris sur moi et être finalement allée consulter en thérapie (ne serait-ce que pour trois mois) afin de démêler les noeuds dans lesquels je me butais continuellement; avoir coupé les ponts avec ma mère, mettant terme à quinze ans de toxicité et d’efforts unilatéraux; avoir appris à faire la paix avec une santé mentale parfois précaire, et accepter le fait que mon cerveau est sans doute wired différemment, mais mérite néanmoins d’être écouté et taken care of. Faire de moi ma priorité, finalement


J’aimerais pouvoir dire que j’entame 2020 avec une liste d’objectifs concrets et définis; j’aimerais faire la promesse de retourner à l’université finir ma maîtrise, de mieux gérer mes finances, de poursuivre ma routine d’entraînement, d’apprendre à conduire, de partir en voyage, de commencer la rédaction d’un roman ou d’un recueil de poésie — mais, honnêtement, je préfère me concentrer sur les petites réussites, celles qui comptent vraiment: être la meilleure version de moi-même, pour moi et pour les précieuses personnes que j’aime, qui m’ont soutenue au cours de la dernière année et qui continuent de faire fleurir mon quotidien.

J’entame 2020 le coeur tellement, tellement plus léger, et reconnaissante de tout ce que la dernière année m’a emmené — le meilleur comme le pire. Je n’ai pas encore fini de panser toutes mes plaies, et je porte encore les stigmates des épreuves de 2019, j’en conviens — c’est avec beaucoup plus de prudence que j’apprends à aimer, lentement, tout doucement. Aimer moins fort, peut-être, mais mieux. J’ai la chance de finir l’année avec quelqu’un qui m’apprend un peu chaque jour combien il est effectivement possible d’aimer loin des passions dévorantes, qu’il est possible de construire quelque chose de beau et simple où il fait bon quotidiennement revenir. Quelqu’un qui, pour la première fois depuis longtemps, me donne le sentiment d’être enfin là où je devrais être, et d’avoir enfin trouvé ce que je (et tout le monde) mérite: ce qu’il y a de plus doux et de plus lumineux.

Je repense à ce que mon père m’a répété maintes fois au lendemain de ma rupture et que, bien qu’il s’agisse de paroles toutes simples (évidentes, même) j’aimerais partager avec tellement de gens de mon entourage (hélas des filles, surtout), qui settle down pour moins que ce qu’elles ne méritent vraiment: relationships are supposed to feel good. Qu’il s’agisse de relations amoureuses, familiales ou amicales. Et, surtout: personne ne mérite d’être votre fin du monde. Entourez vous de gens qui vous font du bien. J’ajouterais même: soyez cette personne qui vous fait du bien.

Car voilà ce que je nous souhaite, pour 2020: de la bienveillance et beaucoup, beaucoup de douceur.

sans titre.


« Quelque chose en moi n’a jamais été là », écrivait Nelly
Nelly, Nelly, Nelly (bientôt dix ans, en septembre, déjà)
Mais que reste-t-il donc de nos corps morcelés?
Où donc l’héritage de nos mères nous a-t-il menées?


J’essaie de comprendre la raideur de mon corps sous les mains des autres;
d’où vient la réticence, le tremblement, le long feulement qui sort d’entre mes dents

Parce qu’à quatorze ans j’ai passé des jours à devoir couvrir sur mon corps les marques du désir d’un garçon qui m’avait tenue immobilisée sur son lit (pour la première fois mon corps transpire la honte);
Parce qu’à seize ans un garçon m’a expliqué comment, dans la vie, il y avait les femmes à marier et les femmes à baiser, avant de me jeter avec toutes les autres dans un seul et même panier;
Parce qu’un homme m’a agressée, l’an dernier, coin Rosemont et 41e avenue (son bras qui m’immobilise et sa main entre mes cuisses, mon corps subitement un lieu qui n’est plus à moi);
Parce qu’un homme sur la rue m’a traitée de viande à viol, le soir de mon anniversaire;
Parce qu’un homme parce qu’un homme parce qu’un homme


Mon corps est un espace neutre où je désapprends les mots
(plus j’essaie de les faire parler et moins je trouve à leur faire dire)

Mon corps est un langage que je ne parle pas encore, dont les courbes et voyelles se sont dévoisées

Mon corps ne sera plus chair à canon
mon corps ne sera plus
mon corps

 

Mon corps est un pays en guerre sur le point de finir (II)


«La honte, c’est un pays. Une légion d’honneur d’un pays défait. C’est l’univers. C’est l’expérience
d’être dans un corps. C’est l’expérience d’être ce corps-là, dans cette vie-là, avec ces choses-là qui rentrent et qui sortent, qui échappent à la volonté.» — Nelly Arcan, Burqa de chair

«J’ai du mal à me faire sujet plutôt qu’objet.»

C’est un thème qui revient souvent, lors de mes séances avec ma psy. Le rapport trouble à mon image, à mon désir — que je subordonne toujours à celui de l’autre. Nos sujets de conversation sont toujours sensiblement les mêmes: Ma mère et les hommes qui se sont enchaînés successivement les uns après les autres dans sa vie, sa peur de ne plus être regardée, la manière dont je reproduis ce pattern qui me colle à la peau comme une tache de naissance (ma mère est quelque part en moi comme une plaie nécrosée).  Cultiver l’attention d’hommes indésirés, les attirer à moi et pourtant refuser de me laisser toucher (je dis : « c’est parce qu’un homme m’a attaquée l’année dernière que je ne tolère plus les mains sur ma nuque et les souffles inconnus sur ma peau »). Mon incapacité à dire non, c’est assez. Mon incapacité à tracer les lignes d’un espace où je peux exister sans qu’on me regarde. Être seule (enfin). Être bien.

« Ça semble grouiller beaucoup, autour de vous, effectivement », me dit ma psy la semaine dernière. Et moi d’ajouter: « Comme de la vermine. » Éclats de rire. J’essaie d’en rire (au moins).

En finir avec les hommes (si seulement).  En finir avec cette guerre et toutes les autres qui n’en finissent plus de finir. Qu’au moins les bombardements qui subsistent en moi soient les miens (en être le sujet plutôt que l’objet, encore).

Mon corps ne sera plus chair à canons.

« Ici, en tout cas, je trouve que vous êtes très sujet », me dit ma psy. J’essaie vraiment fort. J’essaie de mettre un nom sur les choses pour les faire exister. (Mon nom ne m’est pas donné.)

[…]

Il y a quelques années, je publiais un texte du même titre (ici). Un texte sur mon corps et mon rapport trouble à celui-ci, sur les guerres que j’ai menées contre lui plus de la moitié de ma vie. Aujourd’hui j’ai vingt-cinq ans — mon corps n’est plus tout à fait le même. Je cherche encore le corps d’une femme lorsque je me regarde dans le miroir, sans jamais être vraiment certaine de l’y trouver. (Toujours quelque part dans une ombre, dans un reflet, celui d’une adolescente qui ne sait pas trop par quel bout pousser.)

Pour la première fois depuis presque dix ans, désormais, mon corps n’appartient qu’à moi. (Or l’est-il vraiment?) Me le réapproprier est un combat de tous les jours. En temps de crise où je n’ai plus le sentiment d’avoir le contrôle sur quoi que ce soit dans ma vie, j’essaie de reprendre le dessus sur mon corps qu’il serait trop facile de laisser m’échapper.

(Je repense à il y a trois ans, lorsque je faisais 20lbs de moins, lorsque mes os saillaient hors de mes hanches jusqu’à travers mes vêtements, où la courbe de mon échine à peine scoliosée menaçait de transpercer ma peau.)

Quand le monde s’est effondré il m’a fallu souffrir pour ne pas me laisser mourir — souffrir physiquement, je veux dire. Reprendre le dessus sur la douleur, l’apprivoiser, la rendre plus docile.

M’entraîner à tous les jours, courir toujours plus vite sur les machines, forcer toujours plus fort jusqu’à sentir les muscles qui brûlent et tirent comme s’ils menaçaient de rompre, les poumons qui peinent à retrouver de l’air et le goût de sang qui se répand dans la gorge et sur la langue, les jambes rendues incapables de monter les escaliers tant la douleur est lancinante, le dos comme rompu une fois allongée au lit (jusqu’à ce que l’épuisement l’emporte).

Me faire tatouer, sentir l’aiguille transpercer la peau un millier de fois, regarder le sang perler là où l’encre va s’injecter. Se mutiler les lobes d’oreilles afin de les agrandir à l’aide d’un cône en acier inoxydable, endurer la douleur cuisante durant les heures qui suivent, essuyer le sang qui coule derrière l’oreille pour se figer au début du cou. (Plus jeune, je gravais des lettres dans la chair de mes bras et de mes mains à l’aide d’une mine de plomb finement aiguisée, je m’écrivais dedans pour donner un sens à tout le reste.)

La douleur comme moyen de reprendre le dessus sur la douleur — sur l’autre douleur. Faire la guerre à son corps pour mieux reprendre le dessus sur le tumulte intérieur, sur l’univers qui s’acharne et qui continue de tourner sans jamais laisser de point fixe où s’ancrer. S’infliger de la douleur pour se réapproprier son corps, sentir qu’il est à nouveau sien. Pour se rappeler: voilà, regardes, je suis encore vivante. 

Je suis encore vivante. 

Mon corps n’est parfois pas tout à fait mon corps — ce n’est pourtant pas une raison pour lui infliger tout ça. (« La guerre, la guerre, c’est pas une raison pour se faire mal »)

J’essaie de faire de mon corps un lieu où réinscrire le désir — le désir de moi pour moi. Un espace vide à réinvestir. En redéfinir les contours de mes propres mains, en tracer les courbes de mes propres doigts, en redécouvrir les plaines et les lisières et les monts et les rivières. En faire quelque chose de beau, de bon. De lumineux. (Un lieu à moi, a room of one’s own.)

J’essaie d’apprendre à ne plus le négliger. Mon corps en entier, mon corps et cet espace entre mes cuisses que j’ai longtemps eu du mal à apprivoiser, jardin où j’ai longuement retourné la terre de part et d’autre jusqu’à tout déraciner sans vraiment comprendre, quelque part entre la colère et la honte («dysfonctionnelle», que je disais déjà à l’aube de mes vingt ans seulement).

Faire de mon corps sujet de (mon) désir plutôt qu’objet.

Mon corps a été étreint, désiré, touché, caressé — aimé. Mon corps a été négligé, laissé à l’abandon, désérotisé, humilié — mal-aimé. Trop souvent par quelqu’un d’autre que moi (trop souvent par un ou des hommes, malheureusement).

Mon corps est une histoire dont il est temps que je redeviennes le sujet.

Mon corps est un pays où il fait bon revenir habiter.

À la limite de (peut-être).


« i don’t know what living a balanced life feels like
when i am sad / i don’t cry i pour
when i am happy / i don’t smile i glow
[…] and you should see me / when my heart is broken
i don’t grieve / i shatter »
— rupi kaur

Le mois dernier, je me suis retrouvée à l’urgence.

Parce que j’avais envie de mourir (encore). Ç’a l’air gros — énorme, en fait —  dit comme ça, mais, ne vous en faites pas. Ça va. J’ai l’habitude. Je vais mieux.

Qu’on se rassure: jamais, au grand jamais, je ne serais capable de me tuer. Sauf que. Je sais pertinemment que je suis capable de me laisser mourir si je m’abandonne à moi-même. Ne plus dormir, ne plus manger, ne plus sortir, ne plus bouger. Ne plus vivre, bref.

Je me suis présentée à l’urgence de mon plein gré parce que je me connais, aujourd’hui je suis capable de voir venir mes crises quand elles adviennent, je les vois remonter comme des corps morts à la surface, je sais les accueillir et les contre-carrer lorsque c’est nécessaire. Je sais me remettre entre les mains de gens qui savent mieux que moi comment me garder la tête hors de l’eau.

Il aura suffit de quelques textos envoyés à 3h du matin: « Je suis annéantie, je sais pas quoi faire. Je sais pas comment je vais survivre à ça. » J’ai besoin que quelqu’un m’aide à rester en vie, autrement dit.

Donc, voilà, j’ai eu envie de mourir. En septembre dernier aussi, pour être honnête. Ça va, ça vient. C’est une constante dans ma vie depuis plus d’une décennie déjà. Un vieux monstre sous le lit que j’ai appris à apprivoiser — presque un vieil ami, que je reconnais de loin. À toutes les fois la même chose : le sentiment de vivre à côté de moi-même, de ne plus m’appartenir. Dissociation, qu’ils disent. (« Quelque chose en moi n’a jamais été là », écrivait Nelly.)

À l’urgence on m’a dit, quand j’ai demandé de l’aide — quand j’ai tenté de faire comprendre au médecin que mes bas à moi sont plus que de simples bas, ce sont des gouffres qui n’en finissent plus de m’avaler; qu’une peine d’amour pour moi c’est la fin du monde, que bien que j’aie conscience que tout le monde y survit, là, tout de suite, la seule pensée qui revient dans ma tête c’est je ne peux pas survivre à ça  — bref, quand j’ai dit au médecin que j’avais besoin d’aide on m’a dit « Le jour où vous vous serez achetée une corde, là, présentez-vous à l’urgence, on pourra vous aider ». How fucking great.

Après m’avoir écouté parler pendant une demi-heure — après avoir parlé de mon médecin de famille qui, il y a quelques mois et de manière plutôt expéditive, a écrit en gros caractère dans mon dossier DÉPRESSION MAJEURE RÉCIDIVANTE —  le résident de l’urgence a estimé que mon précédent diagnostic en était un erronné, qu’il n’était pas question de dépression majeure, dans mon cas. Peut-être un trouble de personnalité limite, qu’il a dit. Borderline. Peut-être. Ou peut-être pas. Il n’est pas spécialiste, il ne peut que spéculer.

Diagnostic infondé ou pas, ces mots me reviennent souvent en tête, maintenant que j’ai retrouvé ma lucidité. Maintenant que je vais mieux. Ces mots me reviennent et m’invitent à m’introspecter plus souvent, à interroger la nature de mes réactions, de mes comportements. De mes fluctuations.

À la limite de. J’ai toujours eu le sentiment d’être une bombe à retardement.

Je vais mieux, je l’ai dit. Tellement mieux. Comme si les événements du mois dernier n’étaient jamais arrivés, presque. Pour la première fois depuis longtemps je recommence à vivre, je recommence à récupérer toutes les énergies que j’ai dépensées à essayer de sauver quelqu’un d’autre que moi-même. Plus personne pour me tirer vers le bas — il est temps de remonter à la surface. (J’utilise souvent l’eau comme analogie et, ironiquement, je suis une bien mauvaise nageuse.)

Sauf que j’ai l’impression d’être en alerte, tout le temps. Comme si ce bien-être récemment acquis ne pouvait pas durer, comme s’il ne pouvait être qu’un leurre, une façon de farder ce qu’il y a loin en-dessous. L’impression d’être assise sur une boîte de Pandore dont j’aurais par accident rompu le loquet. Comme le sentiment de marcher sur une corde raide, tout le temps. Funambule.

À la limite de. Parfois ça tire, ça se déchire en moi: d’une part il y a celle qui s’attarde aux souvenirs, qui prend le temps de lécher ses plaies, de creuser dans les blessures avant de les panser; celle qui, le temps d’une heure de psychothérapie par semaine, travaille à défaire les noeuds dans lesquels il est encore trop facile (et trop tentant) de se prendre les pieds. Il y a celle qui se réhabilite lentement, qui ne veut pas passer à autre chose tout de suite, qui se laisse le temps. Le temps d’être seule. D’apprivoiser l’appartement vide, le lit trop grand, grand comme un navire qu’il faut réapprendre à naviguer. Qui prend le temps d’apprécier les petites choses, d’être bien, là, tout de suite, sans personne de qui dépendre, sans les regards, les attentions et les attentes.

Mais d’autre part il y a celle qui parfois brûle d’autre chose, qui en veut tellement plus; celle qui court après les risques et qui replonge la tête la première dans les vieux patterns dont on ne se sort jamais vraiment; il y a celle qui s’incendie, la nuit, en pensant aux rencontres à venir, qui rêve de peaux moites de désir, de souffles courts, de plaisirs, d’une présence chaude au creux des reins. Il y en moi cette autre moi, chatte sauvage qui veut se livrer, se faire domestiquer — ne plus être celle qui courbe l’échine, qui feule, effarrouchée.

Deux pôles, deux tensions, à la fois complémentaires et irréconciliables. J’oscille entre la femme que je ne veux plus être et celle que je suis incapable de devenir. Je tergiverse et j’essaie d’apprendre à naviguer entre l’une et l’autre — toujours à la limite de l’une et de l’autre.

(J’aimerais ne plus connaître aucune limite)

Au réveil d’un cauchemar.


Hier soir, passé 23h, je suis allée me coucher en me rassurant: il y avait encore de l’espoir. Ce dont nous avons ri pendant des mois – et je me reproche, aujourd’hui, de ne pas avoir craint cette éventualité avec plus de sérieux – ne pouvait se produire.

Ce matin, à mon réveil, j’ai tremblé. Donald Trump a bel et bien gagné. Et j’ai pleuré.

Au risque de citer les propos de Van Jones, activiste et commentateur politique, ce matin, j’ai tremblé en pensant à ce que cette victoire représente. J’ai pensé aux parents qui chercheraient les mots nécessaires afin d’expliquer cette victoire à leurs enfants. J’ai pensé aux parents qui, des années durant, ont répété à leurs enfants comment respecter leur prochain, comment se montrer ouvert au monde malgré les différences qui nous constituent, comment la violence et la condescendance ne sont jamais des voies à emprunter et, surtout, combien la réussite est quelque chose qui se travaille et qui se mérite. J’ai pensé aux parents qui s’évertuent à apprendre à leurs petites filles que tous les avenirs dont elles rêvent leur sont autant possibles qu’à leurs comparses masculins — en biffant cependant, une fois encore, une autre éventualité de leur constellation des possibles.

Ce soir, je pense à tous ceux qui, aujourd’hui, ont vu leur sécurité être mise en péril. Je pense aux familles qui craignent d’être obligées de quitter ce pays qu’ils ont choisi comme terre d’accueil, aux jeunes filles qui se sont faites arracher leur voile de force, à ceux et celles qui se sont faire dire « d’aller s’asseoir à l’arrière du bus » ce matin, aux hispanophones qui se sont fait demander leur green card par des collègues de travail, aux mères qui craignent pour la sécurité de leur enfant appartenant à la communauté LGBTQ(AI). Ce soir, j’ai peur pour le droit des femmes américaines — leur droit à l’avortement, notamment. J’ai peur pour ces femmes qui à qui l’on a prouvé, une fois encore, que leur mot ne vaut rien — que même un homme qui compte plus d’une dizaine d’accusations d’agressions sexuelles à son actif (dont une perpétrée sur une mineure) puisse tout de même être élu président d’une des plus grandes nations du monde. J’ai peur pour ces femmes susceptibles de subir le joug d’une culture légitimant le locker room talk et la discrimination.

Ce qui me fait trembler le plus — de peur et de rage — est la constatation suivante: comme d’autres l’ont dit avant moi, « Donald Trump wasn’t made out of thin air« . Trump est le résultat d’une société raciste, misogyne, archaïque, certes, mais, surtout, d’une société où l’éducation fait majoritairement défaut. Les États-Unis sont, depuis ce matin plus encore, le parfait exemple de combien l’adéquation « ignorance + peur » résulte en un parfait tison pour incendier la haine.

J’ai toujours fait la promotion de l’éducation, non pas parce qu’elle se porte garante de la réussite et de l’achèvement personnel de l’individu — à chacun son parcours et à chacun ses accomplissements, après tout. Or, je crois que l’accès à l’éducation permet une ouverture sur le monde et un développement du sens critique qu’il est difficile (pour beaucoup d’entre nous, du moins) de développer autrement. En ce qui me concerne personnellement, d’étudier la littérature (qui m’a elle-même ouverte les portes vers la philosophie, la sociologie, les sciences de la religion, l’art…) est ce qui m’a permis de remettre en question mes idées reçues et, surtout, de me débarrasser de discours discriminatoires que j’avais assimilés toute ma vie durant.

Car, inutile de se mentir: on a beau pointer du doigt les Américains, de notre côté, on n’est pas nécessairement mieux. C’est peut-être moins flagrant, c’est vrai; on est peut-être un peu plus politically correct, et moins ouvertement racistes/sexistes/homophobes dans les médias que beaucoup d’autres le sont (je pense notamment aux Français), c’est vrai. Mais rien ne justifie qu’on se mette autant la tête dans le sable quand vient le temps d’être confrontés aux discours éminemment discriminatoires que notre culture a fini par ingérer à son propre insu.

Je le répète: Donald Trump n’est pas un spécimen à part. Il est le fruit d’un mécanisme collectif engrangé depuis plusieurs générations déjà, et que l’on continue de perpétrer ad nauseam. Il n’est que le paroxysme lointain de ce que l’on refuse de pointer du doigt chez nous.

Ceux qui me connaissent savent que je viens d’une famille peu éduquée. Et, plutôt que d’en avoir honte, je préfère le voir comme une certaine forme de richesse: c’est ce qui me permet de garder les deux pieds sur terre et, du moins j’ose le croire, ce qui me permet de faire preuve d’une plus grande ouverture et compréhension devant le monde. Or, plus je progresse dans mes études, et plus je vois le gap se creuser entre mes parents et moi; non seulement évoluons-nous dans des milieux différents, mais nous ne partageons plus du tout les mêmes propos, les mêmes idées, les mêmes convictions. Je ne peux cependant pas leur en vouloir: cette « longueur d’avance » que j’ai, comme le diraient certains, ne m’est pas innée — je la dois à mes professeurs, à mon entourage, à mes livres, à la manière dont mon éducation s’est poursuivie en-dehors des quatre murs d’une chez-moi fragmenté.

L’élection de Trump à la présidence américaine me fait peur parce qu’elle n’est que l’inévitable rappel de la manière dont il est difficile de renverser les discours que l’on a ingéré — parfois à corps défendant — toute notre vie durant. Je l’ai dit, mes parents n’ont pas eu la chance de poursuivre des études supérieures; tous deux viennent de petites villes où, à l’époque et aujourd’hui encore, le terme « multiculturalité » paraît davantage être un exotique néologisme qu’une réalité. Mes parents, sans vraiment s’en rendre compte, sont eux aussi le résultat d’une mentalité qui les précède; eux aussi ont été le réceptacles de discours racistes, sexistes et intolérants — comme moi j’ai ingéré les leurs, au cours de mon enfance, eux-mêmes ont fini par répéter ce que leurs propres parents véhiculaient comme idées (aussi condamnables soient-elles).

Et c’est en connaissance de cause — d’autant plus que je parle from a place of privilege — que je peux témoigner de combien il est difficile de seulement prendre conscience de ce mécanisme de discrimination qui régit tant nos discours que nos actions. Je le sais, parce qu’aujourd’hui encore, malgré des années d’études supérieures à consolider mon ouverture sur le monde, ma compréhension de l’Autre, j’ai encore du mal à me défaire de ce legs néfaste dont j’ai assimilé (et alimenté) les rouages des années durant.

C’est parce que je continue à être entourée de membres de famille self-proclaimed islamophobes, de collègues de travail qui refusent de servir une femme voilée et pour qui tous les hommes noirs se confondent les uns aux autres, d’hommes qui participent à la culture du viol en toute naïveté à coups de « c’est juste pour rire », de gens soi-disant open qui ne croient pas à la légitimité des revendications tant queer que féministes, que j’ai peur.

J’ai peur parce que, quotidiennement, je vois de près ce que le manque d’éducation et la fermeture d’esprit peuvent avoir comme influence sur un individu dans son rapport aux autres. Comment l’un et l’autre alimentent la haine — celle-là même que l’on camoufle sous les différents visages d’un soi-disant liberté d’expression.

J’ai peur parce que, de notre côté du mur imaginaire, l’herbe n’est pas vraiment plus verte. Et, ce cauchemar, il est le résultat de bien plus qu’un seul homme, il est le résultat de bien plus qu’une simple élection présidentielle. Il est le fruit d’une longue — et apparemment inadmissible — inertie collective.

Ce soir j’ai peur parce que le monde est malade mais, l’enfer, c’est les autres.

Lettre ouverte à Richard Martineau, ou « Plaidoyer pour ma propre intelligence »


Monsieur Martineau,
(Je conserverai le « monsieur » et emploierai le vouvoiement, un peu malgré moi, parce que, contrairement à vous, je sais faire preuve de respect à l’égard d’autrui — notion qui semble vous avoir échappée dans vos plus récentes chroniques.)

Évidemment, vous ne lirez pas cette lettre. Tout au plus sera-t-elle lue par six ou sept personnes — je n’ai évidemment pas la même tribune que vous. Je l’écris davantage dans une optique de défoulement, sachant pertinemment qu’elle ne fera jamais son chemin et que, même si c’eût été le cas, mes propos vous passeraient sans doute dix pieds au-dessus de la tête. Parce que vous êtes intouchable. Ou tout simplement, parce que vous vous en foutez.

Je pourrais me contenter de dire que le contenu de vos chroniques relève de la même qualité que des propos tenus par une gang de babyboomers qui profitent de l’absence de leurs femmes pour faire un barbecue en chest et bitcher contre elles, et que je m’insurge de savoir qu’il y a encore de la place pour des tels raisonnements à deux cennes dans la presse. Mais je tâcherai de rendre mon argumentaire plus pertinent.

Parce que, oui, M. Martineau: je suis une jeune femme — une fille — et suis pourtant en mesure de m’exprimer décemment, de manière structurée et logique. Et j’ai même pas eu besoin de mon chum pour avoir l’idée de vous écrire ceci. Pas pire, hein?

Je prends rarement la peine de m’offusquer contre le contenu douteux — pour ne pas dire pratiquement abrutissant — de vos chroniques dans le Journal de Montréal. Généralement, je me contente de lever les yeux au ciel, voire de maugréer en soupirant de découragement. Mais, là, M. Martineau, avec la publication de votre texte Les filles, c’est nono, une réponse s’impose. Non seulement vos propos dépassent-ils l’entendement, mais plus qu’un outrage à la décence, votre texte est carrément une attaque à l’intelligence.

À mon intelligence. À celle de toutes les filles, femmes. Et une telle chose ne peut être tolérée.

Dans l’ensemble, je m’en fous un peu, de votre opinion, M. Martineau. Je ne vous ai jamais tenu en très haute estime, et peu m’importe que vous soyez suffisamment méprisant pour tenir des propos aussi éminemment misogynes sans même prendre conscience de l’ampleur des énormités que vous proférez et, surtout, de quelles sont les conséquences potentielles de vos actes dans l’espace public. En fait, ce qui m’inquiète — un peu comme ce fût le cas avec le fameux Roosh V — ce n’est pas tant l’imbécile qui monologue devant tout le monde, mais bien plutôt tous ceux qui, derrière leur écran, adhèrent à ce genre de discours. Parce que oui, hélas, des gens vous lisent, et des gens prennent pour argent comptant la valeur de vos paroles, s’en abreuvent aveuglément sans faire preuve du moindre jugement. Je m’inquiète parce que votre « notoriété » (j’emploie ici de très gros guillemets) vous permet d’étendre à grande échelle non seulement votre imbécillité, mais également la haine des femmes intrinsèquement sous-jacente à vos écrits.

Je m’inquiète parce que vous encouragez des gens à penser comme vous. Parce que vous propagez un discours rabaissant à l’égard des femmes, et parce que vous participez non seulement à la culture du viol en faisant de vos chroniques le lieu de victim-shaming, mais parce que, de surcroît, vous légitimez un discours aliénant, en lui faisant arborer les traits de l’humour. Et ça, M. Martineau, ça participe à une banalisation de la violence faite aux femmes — violence qu’il faudrait bien plutôt dénoncer et condamner plutôt que d’en faire du matériel humoristique (non-subversif).

Sur votre page Facebook, vous avez plaidé l’argument du second degré, vous réclamant d’une mauvaise interprétation de votre texte. Or, le problème, M. Martineau, c’est qu’il n’y a pas de second degré à lire entre les lignes. (Comme un ami faisait remarquer à ce sujet: Si vraiment il y a second degré, qu’en est-il? Que les filles, c’est pas nono, mais que les femmes sont simplement nettement inférieures aux hommes intellectuellement?) Le problème, c’est que — et il ne tardera sans doute pas avant que vous ne jouiez la carte des « droits fondamentaux de la liberté d’expression » –, humour ou pas, ce genre de discours est inacceptable. Et puis, ne pouvons-nous pas estimer que le Québec est rendu plus loin que ça, dans le domaine de l’humour? Avec la relève humoristique, depuis quelques années (et notamment avec des artistes tels que Mariana Mazza), n’essayons-nous pas, au contraire, de nous affranchir des blagues de « sable dans le vagin » et des personnages féminins caricaturaux particulièrement dégradants? Les humoristes québécois ont usé le gag de la cruche de service à la tonne; il est temps de passer à autre chose, M. Martineau. Votre raisonnement — ou votre « humour », comme vous l’appelez — est passé de mode. Tout comme votre hargne à l’endroit des féministes, d’ailleurs. Il serait grand temps que vous fassiez un pas de l’avant, vous aussi: je vous assure que le féminisme ne peut être que favorable à une société — si, du moins, on s’en sert autrement qu’en tant que matériel pour ridiculiser et insulter les femmes.

Je ne suis qu’une étudiante de 21 ans; je n’ai pas vécu autant que vous, c’est vrai. Mais j’ai vécu suffisamment, déjà, pour savoir qu’une fille ne devrait pas avoir à évoluer dans une société où le discours social ambiant est encore éminemment entaché de la misogynie d’une époque antérieure. J’ai vécu suffisamment, déjà, pour savoir qu’il y a trop d’hommes comme vous, qui tiennent des discours méprisants à l’endroit des femmes — et j’ai vécu suffisamment, déjà, surtout, pour savoir qu’il ne devrait plus y avoir de place pour de tels propos dans l’espace public, plus notamment dans la presse et les médias. Je suis révoltée, M. Martineau. Révoltée, parce que nous, les filles, avons déjà assez à subir les jokes sexistes de nos mononcles archaïques, à grandir entourée des chums de notre père ou de notre frère qui traitent les femmes comme si elles ne valaient rien, à endurer de voir notre image quotidiennement charcutée et piétinée par la société et les médias. Une fille, M. Martineau, ne devrait pas grandir dans un monde où, dans les vestiaires, entre boys, après une game de hockey, il soit acceptable de parler d’une fille en tant que « pas ben ben bright, mais crissement fourrable ». Votre fameuse chronique, non seulement est-elle abrutissante (et raciste, ajoutons-le), mais elle encourage à penser que c’est par manque de jugement, par idiotie que les femmes se « complaisent » dans les troubles de comportements alimentaires et dans des relations de violence conjugale. De ce fait, vous tournez en dérision des problèmes sociaux majeurs dont sont victimes nombre de femmes plutôt que d’en faire une matière à réflexion; non seulement banalisez-vous notre situation, mais, pis encore, vous nous en portez entièrement responsables.

Parce que voilà ce que sous-entend, en quelque sorte, votre chronique, en bout de compte: non seulement êtes-vous suffisamment condescendant pour employer le terme « fille »plutôt que « femme », nous dénigrant d’entrée de jeu, mais vous osez plaider notre infériorité face à cette soi-disant « élite d’hommes blancs » dont vous vous réclamez.

La violence faite à l’égard des femmes est déjà beaucoup trop partout omniprésente, M. Martineau, pour qu’une chronique supplémentaire allant en ce sens soit encore tolérée. Ce sont des hommes comme vous qui participent à pourrir le discours social, en le disséminant de propos haineux encourageant non seulement aux stéréotypes, mais également à une insidieuse violence.

Ne pas adhérer à vos propos, M. Martineau, ce n’est pas, comme vous l’avez vous-même professé, faire preuve d’illettrisme — c’est faire preuve de bon sens. C’est se prémunir contre l’abrutisation déjà encouragée ad nauseam par les médias, et contre ceux qui, comme vous, prennent plaisir à la propager.

M. Martineau, vous êtes un déchet.

Cordialement,
Une fille intelligente (et en colère)

« Mon corps c’est un pays en guerre sur le point d’finir »


Je sais que je parle souvent des méandres de l’acceptation de soi, des guerres que l’on mène perpétuellement contre soi-même. Peut-être parce que, davantage qu’un sujet qui me tienne à coeur, il s’agit d’un vieux démon à moi que j’exorcise en y revenant incessamment.

Peut-être, plus simplement, parce que de ne pas m’aimer est ce que je fais de mieux.

J’en parle aujourd’hui encore, parce que le sujet demeure d’actualités; parce qu’alors qu’une certaine Essena O’Neil enflamme le web en quittant les réseaux sociaux et que des campagnes telles que le #RfGoNaked ont cours, je réalise la pertinence des remises en question qui m’ont accompagnée au fil des derniers mois et, surtout, tout le bout de chemin que je suis parvenue à faire depuis.

J’écris ces lignes parce qu’au fil des dernières années, consacrer l’essentiel de mes énergies à ne pas m’aimer et à me convaincre que je ne valais rien est devenu un passe-temps parmi tant d’autres. Parce que, par-dessus tout le reste, j’ai fini par devenir maladivement obsédée par mon apparence, par ce que je pourrais potentiellement y changer en but de l’améliorer. Obsédée par la liste des mes défauts physiques qui ne faisait que s’allonger au fil des minutes, des heures passées devant mon miroir. J’ai passé ces dernières années à faire de mon corps un poids mort, à le vider de sens en l’épluchant jusqu’à l’usure, en le placardant sur les réseaux sociaux à coup de selfies qui ne faisaient que me dénaturaliser et m’éloigner de plus en plus de moi-même.

Ces derniers mois ont été pour moi le lieu d’une longue cure auto-administrée et, even if I’m not there yet, j’ai le sentiment d’être au plus près de moi-même que je ne l’aie jamais été au cours des dernières années. J’ai finalement compris que mes énergies — et mon potentiel — méritaient d’être conservés pour de meilleures batailles. Qu’il y aurait beaucoup plus à découvrir en moi-même une fois que je cesserais de me limiter à l’image que me renvoyait la glace et la front camera de mon téléphone.

J’ai d’abord commencé par cesser de m’afficher au monde entier à travers les médias sociaux tel que je le faisais; si j’ai conservé mes comptes Facebook et Instagram, je n’y poste plus quotidiennement ce que je n’ose même plus appeler des « photos de moi » tant les portraits que je tirais de ma personne étaient éloignés de moi-même. J’ai cessé de m’acharner à me tailler, polir et colorer les ongles, simplement parce que mes autres amies le faisaient. Sans nécessairement renoncer ultimement au maquillage, j’ai renoncé aux multiples ombres à paupières et rouge à lèvres pour lesquels j’avais dépensé des fortunes, ayant l’impression de sortir de chez moi habillée d’une autre peau que la mienne chaque fois que je m’en barbouillais les traits. Sur un coup de tête, j’ai fini par couper la longue tignasse sur laquelle je m’acharnais plus de trois quarts d’heure chaque matin et qui, comme me l’a un jour dit ma mère, « faisait toute ma personnalité ». J’ai rangé au fond d’un tiroir mes soutiens-gorges qui m’inventaient une poitrine que je n’ai jamais eue et n’aurai jamais, pour finalement accepter un corps qui m’est bien plus confortable lorsque je l’accepte tel qu’il est. On est reste dans la surface, dans le superficiel, me direz-vous — or, c’est justement du superficiel dont je souhaitais me défaire. Lentement mais sûrement.

Aujourd’hui, je regarde des photos de moi datant d’à peine un an ou deux, et le vertige me prend. J’y vois cette fille qui a mes traits, qui ne peut être nulle autre que moi et qui, pourtant, n’est pas moi. Je regarde ces photos et je ne parviens toujours pas à comprendre comment personne n’est parvenu à voir combien cette fille-là était à des lumières de qui j’étais vraiment (ou, du moins, aspirais à être). Combien cette fille-là n’avait pas l’air bien, combien elle se tenait à la fois comme prisonnière et en-dehors d’elle-même, surtout.

J’aimerais vous dire qu’il suffit de prendre la résolution d’un jour commencer à s’aimer pour que le processus s’enclenche de lui-même. Mais c’est faux. Malgré tous mes beaux discours, j’ai fait la guerre à mon corps des années durant — on ne se débarrasse pas d’un simple revers de la main d’une obsession qui remonte à si longtemps. Être obsédée par son apparence, et surtout par son poids (parce que c’est précisément là que logeait le plus gros du problème), c’est souvent plus que d’avoir quelques complexes; c’est une obsession qui peut devenir pathologique et ronger votre quotidien. Non, je n’ai jamais été diagnostiquée comme souffrant d’un eating disorder (qu’il s’agisse d’anorexie ou de boulimie). Sauf que, sans nécessairement tomber dans les extrêmes, je crois qu’il est nécessaire de comprendre que le spectre d’un tel trouble est beaucoup plus vaste qu’on ne peut l’imaginer et, surtout, combien la ligne est mince entre le complexe et l’obsession maladive.

J’avais douze lorsque, appuyée par une amie, j’ai décidé pour la première fois d’entreprendre un régime afin de perdre du poids. Précisons une chose, cependant: à douze ans, je devais peser quelques 100lbs à peine. Et, déjà, quelque chose en moi me poussait à imaginer des surplus de poids là où ne se trouvait qu’un corps pré-pubaire qui cherchait à suivre le libre cours d’une croissance normale. À quatorze ans, un commentaire déplacé de la part de ma mère, concernant une paire de jeans dans laquelle je ne rentrais plus, m’a convaincue que j’étais en surplus de poids… malgré mes 110lbs.  Même une fois rendue à vingt ans, il m’a fallu ramasser tout mon courage afin d’être en mesure de me déshabiller devant d’autres filles dans un vestiaire, honteuse de montrer des cuisses que je trouvais trop lourdes et un ventre que j’estimais ne pas être assez plat.

Je peux aujourd’hui vous certifier, par expérience, qu’il est très facile d’apprendre à un estomac à ne plus être nourri. À apprendre à son corps à fonctionner alors qu’il est sous-alimenté, et de faire abstraction des faiblesses qui le prennent, de temps à autres, lorsqu’il n’en peut plus d’être ainsi négligé. Limiter considérablement la quantité d’aliments ingérés dans une journée; sauter un repas d’abord, et puis un autre encore; finalement passer plusieurs jours d’affilée sans se nourrir ou presque. Been there, done that. De ma tendre adolescence jusqu’à mon entrée à l’âge adulte. Laissez-moi clarifier la chose suivante: There is no such thing as « thin privilege« . Je n’ai pas préalablement gagné la « loterie génétique » : je suis restée mince parce que j’ai fait de mon corps un champ de bataille. Et, croyez-moi, il n’y a rien de glorieux, ni rien d’enviable là-dedans.

Malheureusement, on se sort difficilement de ce cercle-vicieux là. Encore récemment, lorsque mon médecin m’a recommandé de prendre du poids d’ici notre prochaine rencontre, me situant bien en-dessous de mon poids santé, j’ai tiqué malgré moi. Évidemment, elle n’avait aucune idée de la manière dont le souffle m’avait manqué, quelques minutes plus tôt, alors qu’elle m’a invitée à venir m’installer sur la balance. Évidemment, elle n’avait aucune idée de tout ce que j’ai fait endurer à mon corps pour atteindre ce poids-là, et ce qu’une phrase aussi banale que « Ce serait préférable que tu prennes entre cinq et dix livres » représentait pour moi en horreur et en consternation. Comment, ces derniers mois, je m’étais secrètement réjouie à chaque fois que quelqu’un de ma connaissance, qui ne m’avait pas vue depuis un moment, me faisait remarquer combien j’étais « donc bien rendue maigre, d’un coup ».

Sauf que l’ampleur de ma méprise a fini par m’éclater au visage. Ce n’est que très, très récemment que j’ai fini par comprendre qu’il y avait également un visage, au bout de ce corps-là. Que si mon corps, contre lequel je me suis acharnée des années durant, avait jusque-là pris toute la place, il y avait pourtant, malgré tout, un visage qu’il me restait à apprendre à apprivoiser une fois pour toute. Un visage qu’il m’était possible de démaquiller, une fois le soir venu, et d’apprendre à aimer. Malgré les cernes, malgré les rougeurs. Malgré les marques du passage de la vraie vie qui s’inscrivent parfois à même les traits. J’ai été frappée, un jour, d’ainsi réaliser que je me trouvais bel et bien là, quelque part, en-dessous de tout ça. En dessous de toutes ces insécurités et de cette haine-là. C’est ce jour-là que j’ai réalisé qu’il m’était possible de me trouver belle sans prendre en considération les chiffres apparaissant sur ma balance ou la manière dont mes hanches ressortent suffisamment ou non. Que sous le fond de teint, le mascara, les sourcils tracés au crayon, il y avait un visage que je n’avais jamais vraiment pris le temps de regarder et qui, surtout, avait fini par être lui aussi négligé. Un visage qui, tout comme mon corps, méritait quand même d’être aimé.

J’aimerais vous dire que, du jour au lendemain, j’ai pris la résolution de ne plus jamais sortir de chez moi maquillée. Que, du jour au lendemain, j’ai décidé de cesser de porter attention à mon poids. Mais c’est faux. Oui, je me maquille toujours à tous les matins, d’abord parce qu’il s’agit pour moi d’une méthode d’expression et d’une activité apaisante, mais, surtout, parce que me revient encore la décision de choisir à qui je souhaite me montrer au naturel, telle que je suis vraiment. Oui, je vais continuer à surveiller mon alimentation et à m’entraîner — d’abord parce que j’ai le désir de rester mince, mais, surtout, parce que j’estime que mon corps mérite que je le nourrisse sainement et le garde en forme.

Sauf qu’aujourd’hui, ne s’écoule plus une journée sans que je prenne la peine, le matin comme le soir, de me regarder dans le miroir, dépourvue de tout artifice, et de me trouver belle. Parfois, je manque de conviction, c’est vrai — mais, au moins, l’effort est là. Et ne s’écoule plus une journée, non plus, sans que je réalise combien il m’est plus facile d’aimer mon corps, malgré ses défauts, une fois celui-ci nourri convenablement.

On change difficilement de vieilles habitudes, surtout lorsqu’elles sont mauvaises. Et on n’apprend pas à s’aimer du jour au lendemain, j’en conviens. Il s’agit d’une guerre de longue haleine dont les dommages sont souvent collatéraux.

Mais vient un jour où, finalement, on décide qu’il y aurait tout à gagner à ce que le traité de paix soit enfin signé.

Pour mieux apprendre à tomber.


Ces dernières semaines  – ou, plutôt, ces derniers mois  – j’ai vu toutes sortes de gens se défaire, autour de moi. Pour certains, ce processus d’anéantissement s’est fait seul, de l’intérieur; pour d’autres, ça s’est fait à deux. Surtout à deux, même. C’est plus fréquent, après tout. Plus facile de rompre avec quelqu’un que de rompre avec soi-même.

S’il est vrai que le printemps est censé faire renaître les choses, j’ai vu beaucoup de gens renaître en se défaisant d’une partie d’eux-mêmes  – moi la première. Du jour au lendemain on décide de tout abollir, certes; pour reconstruire quoi, cependant? C’est généralement après coup que l’on réfléchit à la question: y a-t-il seulement quelque chose à reconstruire, après ça? Que construit-on à partir de poussières? Rallumer des cendres demande de l’énergie, de l’investissement. Beaucoup de risques, surtout. Pourquoi reconstruire à nouveau quelque chose à même un champ de mines, quand tout est suceptible de s’effondrer ad vitam aeternam? C’est plus simple de se replier sur soi, de se recroqueviller afin d’éviter d’éventuels obus, les éclats de toutes les explosions à venir. Parcre que des explosions, il y en a toujours  – nous sommes tous et toutes susceptibles d’être un jour la bombe à retardement de quelqu’un d’autre. C’est inévitable.

Pour ceux qui n’auraient pas encore saisi: oui, je parle effectivement de rupture amoureuse. Encore. Parce que c’est une fin du monde à laquelle il est difficile de survivre; personne n’y est jamais vraiment préparé, et personne ne s’en sort jamais indemne. Même lorsque l’on se trouve à être celui ou celle qui prend la porte, qui aspire à renaître ailleurs, à exister en-deçà d’un nous-deux sur lequel se fondait jusque-là le monde entier  – personne n’y survit tout à fait vraiment. Enfin, c’est une façon de parler: évidemment, qu’on finit par en sortir vivant. Vient un jour où l’on se regarde dans le miroir, où le fantôme de l’autre s’est effacé de nos cernes sous les yeux et où l’on se dit, finalement: Je vais mieux.

Mais, c’est difficile. Et très long, surtout. Se défaire de quelqu’un, c’est entamer une longue, très longue descente au fond des choses. Au fond de nous-même, d’abord et avant tout. C’est difficile parce que tout  – pratiquement tout, littéralement  – semble s’organiser autour de nous afin de nous rappeler perpétuellement qu’il manque quelque chose à notre existence. L’ampleur de notre solitude récemment acquise (ou imposée, dépendant des cas) nous est irrévocablement rejetée en pleine figure quotidiennement  – que ce soit par les chansons qui passent à la radio, les couples qui arpentent foncièrement les rues en se tenant par la main, le soupçon de romance que l’on retrouve dans pratiquement n’importe quelle oeuvre de fiction (qu’il s’agisse de cinéma ou de littérature), tout tend à nous rappeler combien nous sommes seuls, pitoyablement seuls. On n’échappe pas à l’omniprésence des amours dévouées. Qu’on en souffre ou que l’on s’en réjouisse, partout, tout le monde aime  – parfois même à corps défendant.

Les sentiments humains organisent l’essentiel de l’existence humaine, inutile de le nier. C’est à croire que nous sommes conditionnés à tendre irrémédiablement vers l’Autre; comme si un quotidien qui ne serait régi par l’exaltation des passions serait totalement dénué de sens, dépourvu d’intérêt. Pour preuve: même une fois réduit en pièces, misérablement livrés à nous-mêmes, quelque chose en nous cherche à désespérément combler le vide. On passe en boucle des chansons qui nous rappellent celui ou celle dont on vient de se défaire. On se retient d’écrire ou de téléphoner à notre ancienne flamme – ou à n’importe quel autre de ses substituts – lors d’une soirée bien arrosée, alors que l’envie d’écouter cette pulsion idiote nous démange. On enchaîne les conquêtes les unes après les autres, convaincu que de garder son lit moins vide nous permet de se sentir moins seul. Ces choses-là.

Et puis, à l’inverse, il y a ceux qui se sont apostasiés. Ceux qui ont perdu la foi en l’Amour avec son grand A, ceux qui ont brûlés tous les autels où siégeaient les vestiges des amants passés. Les grands agnostiques de la passion, pour qui l’inertie est préférable au moindre tumulte – ceux dont l’âme refuse désormais de s’incendier en en convoitant une autre. J’en dresse un terrible portrait, c’est vrai et, pourtant, je les comprends, ces grands brûlés, ces irrécupérables estropiés: d’ainsi se replier sur soi, ce mouvement de recul derrière de grandes portes blindées, c’est répondre à l’instinct de survie. C’est se dire « Voilà, j’ai connu l’Amour, j’ai aimé; mais je n’ai plus rien à en tirer ».

J’ai du mal à définir de quel côté de la ligne je me trouve. C’est embêtant, certes, mais j’ai toujours préféré la nuance; je vogue d’un état à l’autre selon l’humeur du jour: un rien me suffit à croire que l’amour ne me reviendra plus jamais; un rien suffit à me convaincre qu’il s’agit de la plus grande chose qu’il soit donné à l’Homme de vivre. Cette tergiversation est compréhensible, sensée, même – enfin, j’imagine. Ou bien j’essaie de m’en convaincre. Après tout, on craint tous d’être seuls, d’avancer dans la vie sans avoir la moindre influence sur l’existence des autres. Or, j’en suis encore à me demander ce qu’il y a de pire: souffrir d’être abandonné à soi-même, ou souffrir d’être abandonné, tout simplement?

L’ennui, avec ma propre situation, c’est que je suis passé d’un homme à un autre. Encore une fois. À croire qu’il s’agit-là d’un motif récurent, chez moi – c’est inquiétant. Je ne sais pas à quel point ma propre volonté a joué un rôle dans ce dénouement. Suivais-je donc, malgré moi, une intarissable logique du remplacement? Difficile à dire. Il y a quelques mois, suite à ma rupture, je racontais à un ami une rencontre que j’avais faite récemment; je lui racontais comment, sorti de nulle part, out of the blue, quelqu’un m’était tombé dessus comme ce n’est pas permis; comment, sans l’avoir vraiment cherché, s’était dressé devant moi cette rencontre inévitable (bien que vouée à sa propre perte). On m’a donc reproché – et à juste titre, d’ailleurs – de ne rien connaître de la solitude, que d’ainsi passer d’un homme à un autre répondait à une implacable volonté de combler le vide à tout prix, comme si tout mon être cherchait à éviter la solitude. Je me souviens lui avoir souris amèrement. « Mais je suis terriblement seule », ai-je répliqué. « Loneliness doesn’t come from having no one around you, but from being unable to communicate the things that seem important to oneself ». Parce que voilà mon constat, en bout de ligne: que l’on enchaîne (ou non) les rencontres à la suite des autres, il y a de ces individus qui sont condamnés à se sentir seuls, terriblement seuls lorsque dépourvus d’un être en qui concentrer toute leur affection, à qui faire don de soi. Peut-être me fais-je une idée trop métaphysique de l’amour – après tout, ce n’est sans doute pas sans raison que je vous cite Jung plutôt que Freud. Je n’aime pas penser les sentiments en terme de rationalité; j’ai toujours dit que, dans la vie, il existait deux types d’invidus: il y a les êtres de raison, et les êtres de désir. Je vous laisse deviner dans quel camp je me range.

Car, hélas, voilà la vérité: je suis une romantique dans l’âme malgré moi, c’est indéniable. Si j’ai effectivement du mal à me laisser apprivoiser, si, moi aussi, je cherche désespérément à me protéger de toute attaque extérieure, je me voue à cet idéal amoureux comme certains se vouent à un tel ou tel saint; je progresse au fil des jours comme au long d’un interminable pèlerinage, convaincue, malgré les peines et les déboires, que je retrouverai à nouveau ce que je croyais jadis si fermement tenir entre mes mains. Je ne crois pas en grand chose, dans la vie, mais je crois à la rédemption par les sentiments, je crois à l’amour exutoire et aux passions qui s’y rattachent.

L’ennui, cependant, avec les âmes romantiques comme moi, c’est qu’il est facile de se confondre: facile d’idéaliser l’amour en lui-même, et d’aimer davantage l’idée de l’amour que d’aimer en soi. C’est pourquoi j’avance d’un pas hésitant, à reculons: je crois en l’abandon de soi comme en une apparition divine – l’amour est une chose qui se manifeste rarement, que lorsque nous sommes prêts à le recevoir et devant lequel, malgré tout, il est légitime de longtemps douter. Et devant lequel il est légitime de trembler, d’être terrifié – car il y a de ces rencontres comme des tremblements de terre, qui viennent renverser tout ce qu’il y avait d’intangible en nous, et devant tel séisme, le désir de fuite va de soi. Or j’estime que dans la vie certaines choses sont écrites, et que vient un moment où il n’est plus possible d’aller nulle part ailleurs. Aussi grande la peur d’être blessé puisse-t-elle être, il y  de ces douleurs qui sont nécessaires et, d’une façon ou d’une autre, la chute est inévitable. “You don’t get to choose if you get hurt in this world, […] but you do have some say in who hurts you.” (John Green, TFIOS) Vient un moment où il faut baisser sa garde, et accepter de tendre une arme chargée à quelqu’un susceptible de la pointer en notre direction. C’est une analogie violente, c’est vrai – mais la passion ne l’est-elle pas toujours?

Alors, moi, bulletproof? Je l’ai longtemps prétendu, mais je ne saurais berner personne. Je suis vulnérable et ne m’en cache pas. Me blesse qui veut – je ne crains plus les balles perdues dont je me fais la cible. Si c’est pour tomber, je préfère que ce soit de haut: j’aspire à connaître de nouveau l’émoi des grands vertiges. Il n’y a pas de meilleure manière d’apprendre à tomber.

L’amour-haine et soi-même: comment survivre aux orages.


« C’est quelques années plus tard qu’est venue la révélation dans mon propre regard des imperfections qui
ont creusé un fossé entre moi et le monde […]. C’est une fois devenue grande que les miroirs me sont arrivés
en pleine face et que devant eux je me suis stationnée des heures durant, m’épluchant jusqu’à ce qu’apparaisse
une charcuterie 
tellement creusée qu’elle en perdait son nom. » – Burqa de chair, Nelly ARCAN

Aujourd’hui est un jour où, en me regardant dans le miroir, je me suis trouvée belle. Enfin, ç’aura duré le temps que ça a duré – plus tard, en fin d’après-midi, j’ai croisé mon reflet dans une vitrine, boulevard Saint-Laurent; quelque chose m’a fait tiquer. Ça n’a duré qu’une fraction de seconde à peine – évidemment, j’ai continué mon chemin, sans m’arrêter pour scruter ledit reflet, pour comprendre ce qui m’avait tant dérangé dans ce vif et traître double de moi-même. Or, chaque pas supplémentaire a suffi à piétiner le sentiment de paix que j’avais connu par rapport à moi-même, à mon réveil. Aujourd’hui est également devenu un jour où je me suis trouvée laide.

C’est idiot que je commence par parler de mon apparence pour parler d’estime personnel. Après tout, l’apparence physique, lorsqu’on parle d’amour de soi, demeure une chose inéluctablement futile, inconséquente. Ce n’est pas ce qui compte, après tout. C’est vrai.

Sauf que je serais curieuse de savoir pour combien de gens il s’agit de l’origine même du problème. Curieuse de savoir pour combien de gens ce genre de constatation, faite devant un miroir, aura été la goutte qui a fait déborder le vase. Car si la haine de soi est un problème pouvant s’étendre sur toutes sortes de sphères personnelles différentes, je crois que c’est par la perception que nous nous faisons de nous-mêmes, et plus spécifiquement de notre apparence physique, que se déclenche l’avalanche. D’abord parce que nous vivons dans une société où l’image occupe une place prépondérante, certes, mais, surtout, parce que c’est facile, tellement facile de détester son corps, son visage.

Après tout, notre apparence est généralement l’une des premières choses à laquelle nous sommes confrontés, en commençant notre journée. Que ce soit en se coiffant devant le miroir, en se brossant les dents dans la salle de bain, en apercevant son reflet dans le rétroviseur. Dès le matin, ce que nous renvoie la glace, ce n’est pas notre esprit critique, notre sens de l’humour, notre générosité, notre entregents. Ce sont d’abord et avant tout nos cernes sous les yeux, nos rougeurs, notre ventre pas suffisamment plat, nos cuisses trop lourdes, que nous impose notre reflet. Avant même que la journée ne soit entamée, c’est si facile de se détester.

L’ennui, avec le manque de confiance, avec toute cette haine que l’on dirige à son propre égard, c’est qu’il s’agit d’un mal cancéreux. Tumeur bénigne d’abord, jusqu’à ce qu’elle commence à prendre de plus en plus de place. Un mal qui démange, qui ronge de plus en plus au fur et à mesure que l’on gratte soit-même dans la plaie. Car voilà l’essence même du problème: on aura beau critiquer comme l’on voudra les influences négatives extérieures – le culte de l’apparence, les médias, le (cyber-)bullying, le slut shaming, etc. – le problème vient d’abord et avant tout de l’intérieur. La vérité, c’est que personne n’est autant en mesure de vous détester que vous ne l’êtes vous-mêmes.

Sauf que, vous savez quoi? Ça marche dans l’autre sens aussi, cette formule-là: Personne n’est autant en mesure de vous aimer que vous ne l’êtes vous-même. J’en devine déjà quelques uns qui sourient, derrière leur écran, devant cette réflexion qui semble particulièrement insignifiante parce que tellement primaire, parce qu’allant de soi. Vraiment? C’est drôle parce que, moi, pourtant, j’ai beau avoir passé ces dernières années à tourner et retourner cette réflexion dans mon esprit, étrangement, l’idée ne s’y est pas encore ancrée totalement. Comme une incessante ritournelle dont il m’est encore impossible de mémoriser la mélodie. À dire vrai, je fais encore un combat quotidien de faire de moi-même ma propre alliée plutôt que ma pire ennemie. Dans mes relations aux autres, d’une part, mais, surtout, dans ma relation à moi-même. Et c’est un drôle de combat qui laisse toutes sortes de dommages avant de guérir quoi que ce soit.

La haine de soi, il s’agit surtout d’un démon dont on ne se défait jamais complètement. En ce sens, j’imagine qu’il s’agit d’un mal s’inscrivant dans la même lignée que bien d’autres troubles d’ordre mental – je pense notamment à la dépression, aux eating disorders, à l’angoisse, etc. C’est comme une ombre que l’on traîne derrière soi, mais en beaucoup plus pesant; il y a des moments où elle se dissipe, certes; puis il y a des moments où elle reparaît, aux contours bien définis, adhérant à chacun de nos pas, à chacun de nos mouvements. C’est comme un monstre sous le lit – présent seulement parce qu’on se l’imagine, parce qu’on en nourrit l’idée.

Comme après n’importe quel orage, viennent toujours certains moments d’accalmie; jusqu’à tout récemment, je croyais (m’)être finalement guérie de ce mal qui me ronge depuis mon entrée à l’adolescence. D’abord en parvenant à entretenir une relation saine avec mon corps, dont j’avais jusque-là fait mon pire ennemi: j’ai fini par cesser d’halluciner des excès de poids là où il n’y avait que de la peau et de la chair; j’ai fini par abandonner les soutifs rembourrés et accepter cette poitrine que j’ai toujours trouvée trop petite, l’assumant aujourd’hui à un point tel où je me balade désormais aisément sans soutien-gorge; si je me maquille autant – sinon davantage – qu’auparavant, ce n’est plus dans l’optique de cacher ce qui me faisait honte mais, au contraire, dans le but de mettre en valeur ce dont je suis fière. Hélas, comme tout le monde, je connais mes moments de rechute. Il m’arrive encore d’être confrontée à ces moments d’hésitation où, avant de sortir de chez moi, je cours à nouveau devant mon miroir, m’interrogeant pour une énième fois à savoir si je devrais ou non me permettre d’ainsi montrer mes jambes, porter telle tenue. Il m’arrive encore de me reprocher ce malsain désir que j’ai de voir les os de mes hanches saillir à travers ma peau. De m’entendre mentir que « c’est seulement pour être en forme et améliorer mon cardio » que je vais au gym – tandis que je sais pertinemment que ma motivation première demeure d’ordre esthétique, évidemment.

S’il y a une chose que je réalise, surtout – sortant justement d’un profond moment de rechute, où les crises d’insécurités n’ont cessé, pendant des semaines, de s’enchaîner les unes aux autres – c’est que l’amour que j’ai réussi à me porter, ces dernières années, a toujours été le résultat direct d’une cause extérieure. En d’autres termes, que ce n’aura été qu’à travers les yeux de quelqu’un d’autre que j’aurai appris à m’aimer. Car je réalise, en effet, qu’il ne peut y avoir d’hasardeuse coïncidence entre mon récent retour au célibat et ces crises aiguës d’insécurités qui m’ont assaillies récemment – après tout, ces dernières années, s’il m’a été si facile de me regarder dans la glace, de marcher la tête haute, d’élever la voix au milieu des conversations, c’est parce que j’étais constamment magnifiée par le regard d’un significant other, de quelqu’un qui me rappelait quotidiennement combien j’étais belle, éclairée, intéressante. Que c’est simplement parce qu’un partenaire m’avait élevée sur un piédestal que je suis restée indemne aussi longtemps, loin de la portée de tous ces vieux démons qui menaçaient de me ronger aussitôt que je serais tombée de mon trône. Et je suis tombée de haut – de très, très haut.

Ce n’est que lorsque l’on se retrouve seul, complètement seul, que l’on réalise qu’il est difficile de s’aimer soi-même, certes, mais, surtout, de s’aimer pour soi-même. Qu’il est difficile de concevoir l’amour de soi sans que celui-ci ne soit nourrit par quelqu’un d’autre, sans que quelqu’un d’autre ne soit le témoin ou le porte-étendard direct de cet amour-propre. On répète souvent qu’il faut d’abord s’aimer soi-même afin d’être aimé d’autrui –  »we accept the love we think we deserve », après tout. Or, n’est-il pas possible d’apprendre à s’aimer soi-même non pas dans le but d’être davantage aimé des autres en retour, mais, plutôt, pour les simples vertus que peut nous apporter notre propre estime de soi?

Récemment, quelqu’un de mon entourage m’a partagé être récemment venu à la conclusion que, finalement, il ne ressentait pas/ ne ressentait plus le besoin d’avoir quelqu’un qui soit en train de penser à lui à tout moment. J’ai trouvé cette réflexion anodine, sur le coup: évidemment, que l’on n’a pas besoin d’habiter les pensées de quelqu’un constamment. Sauf que c’est tellement rassurant, tellement sécurisant. Beaucoup plus facile que de penser à soi-même, surtout. Et là se trouve l’erreur que j’ai perpétré des années durant, jusqu’à aujourd’hui: je me suis toujours jetée dans les bras d’hommes qui m’adulaient, qui faisaient de moi le centre de leur univers, parce que j’étais incapable de concevoir ma propre valeur sans ces abusives démonstrations extérieures. Je réalise aujourd’hui, cependant – et avec bien du retard, hélas – qu’il serait finalement temps que j’apprennes à m’aimer par moi-même, et pour moi-même. Sans rien n’attendre en retour de personne. (Et, de ce fait même, qu’il serait temps que j’apprennes à remettre en question la nature de certaines de mes relations.) Je veux apprendre à m’aimer parce que je mérite d’être aimée de moi-même, et non pas dans l’espoir d’être ainsi mieux aimée de quiconque.

Certes, c’est un combat difficile. Je ne suis pas dupe: je sais pertinemment que je n’en ai pas encore fini avec cette vieille ennemie que j’ai fait de moi-même au fil des années. Je sais bien que demeurera toujours, quelque part au fond de moi-même, cette voix m’incitant à l’auto-réduction; que je n’en ai pas fini de me comparer aux autres femmes – que ce soit aux anciennes maîtresses de mes partenaires ou aux inconnues croisées dans la rue; que je n’ai pas fini de sous-estimer ma propre intelligence en pensant à toutes les choses que j’ignore et n’apprendrai sans doute jamais. Je sais bien qu’il y aura toujours de ces matins où je me réveillerai en souhaitant ardemment être une autre, être ailleurs qu’en moi-même.

Sauf que je réalise, maintenant, que peu importe les bons ou les mauvais jours, je ne serai jamais une autre que moi-même – alors autant l’aimer autant que possible, ce moi-là, parce qu’il ne me quittera pas demain la veille. Et que je ne peux être que gagnante à faire une meilleure personne de ce moi-là quotidiennement, peu importe les intempéries. Je repense à ces fameux vers du Dr. Seuss:  »Today you are you, that is truer than true; there is no one alive, who is youer than you ». Alors autant se réjouir de se réveiller dans sa propre peau, et de l’habiter pleinement, comme le plus confortable des chez-sois.

Aujourd’hui est toujours un bon jour pour commencer à s’aimer.