À la limite de (peut-être).


« i don’t know what living a balanced life feels like
when i am sad / i don’t cry i pour
when i am happy / i don’t smile i glow
[…] and you should see me / when my heart is broken
i don’t grieve / i shatter »
— rupi kaur

Le mois dernier, je me suis retrouvée à l’urgence.

Parce que j’avais envie de mourir (encore). Ç’a l’air gros — énorme, en fait —  dit comme ça, mais, ne vous en faites pas. Ça va. J’ai l’habitude. Je vais mieux.

Qu’on se rassure: jamais, au grand jamais, je ne serais capable de me tuer. Sauf que. Je sais pertinemment que je suis capable de me laisser mourir si je m’abandonne à moi-même. Ne plus dormir, ne plus manger, ne plus sortir, ne plus bouger. Ne plus vivre, bref.

Je me suis présentée à l’urgence de mon plein gré parce que je me connais, aujourd’hui je suis capable de voir venir mes crises quand elles adviennent, je les vois remonter comme des corps morts à la surface, je sais les accueillir et les contre-carrer lorsque c’est nécessaire. Je sais me remettre entre les mains de gens qui savent mieux que moi comment me garder la tête hors de l’eau.

Il aura suffit de quelques textos envoyés à 3h du matin: « Je suis annéantie, je sais pas quoi faire. Je sais pas comment je vais survivre à ça. » J’ai besoin que quelqu’un m’aide à rester en vie, autrement dit.

Donc, voilà, j’ai eu envie de mourir. En septembre dernier aussi, pour être honnête. Ça va, ça vient. C’est une constante dans ma vie depuis plus d’une décennie déjà. Un vieux monstre sous le lit que j’ai appris à apprivoiser — presque un vieil ami, que je reconnais de loin. À toutes les fois la même chose : le sentiment de vivre à côté de moi-même, de ne plus m’appartenir. Dissociation, qu’ils disent. (« Quelque chose en moi n’a jamais été là », écrivait Nelly.)

À l’urgence on m’a dit, quand j’ai demandé de l’aide — quand j’ai tenté de faire comprendre au médecin que mes bas à moi sont plus que de simples bas, ce sont des gouffres qui n’en finissent plus de m’avaler; qu’une peine d’amour pour moi c’est la fin du monde, que bien que j’aie conscience que tout le monde y survit, là, tout de suite, la seule pensée qui revient dans ma tête c’est je ne peux pas survivre à ça  — bref, quand j’ai dit au médecin que j’avais besoin d’aide on m’a dit « Le jour où vous vous serez achetée une corde, là, présentez-vous à l’urgence, on pourra vous aider ». How fucking great.

Après m’avoir écouté parler pendant une demi-heure — après avoir parlé de mon médecin de famille qui, il y a quelques mois et de manière plutôt expéditive, a écrit en gros caractère dans mon dossier DÉPRESSION MAJEURE RÉCIDIVANTE —  le résident de l’urgence a estimé que mon précédent diagnostic en était un erronné, qu’il n’était pas question de dépression majeure, dans mon cas. Peut-être un trouble de personnalité limite, qu’il a dit. Borderline. Peut-être. Ou peut-être pas. Il n’est pas spécialiste, il ne peut que spéculer.

Diagnostic infondé ou pas, ces mots me reviennent souvent en tête, maintenant que j’ai retrouvé ma lucidité. Maintenant que je vais mieux. Ces mots me reviennent et m’invitent à m’introspecter plus souvent, à interroger la nature de mes réactions, de mes comportements. De mes fluctuations.

À la limite de. J’ai toujours eu le sentiment d’être une bombe à retardement.

Je vais mieux, je l’ai dit. Tellement mieux. Comme si les événements du mois dernier n’étaient jamais arrivés, presque. Pour la première fois depuis longtemps je recommence à vivre, je recommence à récupérer toutes les énergies que j’ai dépensées à essayer de sauver quelqu’un d’autre que moi-même. Plus personne pour me tirer vers le bas — il est temps de remonter à la surface. (J’utilise souvent l’eau comme analogie et, ironiquement, je suis une bien mauvaise nageuse.)

Sauf que j’ai l’impression d’être en alerte, tout le temps. Comme si ce bien-être récemment acquis ne pouvait pas durer, comme s’il ne pouvait être qu’un leurre, une façon de farder ce qu’il y a loin en-dessous. L’impression d’être assise sur une boîte de Pandore dont j’aurais par accident rompu le loquet. Comme le sentiment de marcher sur une corde raide, tout le temps. Funambule.

À la limite de. Parfois ça tire, ça se déchire en moi: d’une part il y a celle qui s’attarde aux souvenirs, qui prend le temps de lécher ses plaies, de creuser dans les blessures avant de les panser; celle qui, le temps d’une heure de psychothérapie par semaine, travaille à défaire les noeuds dans lesquels il est encore trop facile (et trop tentant) de se prendre les pieds. Il y a celle qui se réhabilite lentement, qui ne veut pas passer à autre chose tout de suite, qui se laisse le temps. Le temps d’être seule. D’apprivoiser l’appartement vide, le lit trop grand, grand comme un navire qu’il faut réapprendre à naviguer. Qui prend le temps d’apprécier les petites choses, d’être bien, là, tout de suite, sans personne de qui dépendre, sans les regards, les attentions et les attentes.

Mais d’autre part il y a celle qui parfois brûle d’autre chose, qui en veut tellement plus; celle qui court après les risques et qui replonge la tête la première dans les vieux patterns dont on ne se sort jamais vraiment; il y a celle qui s’incendie, la nuit, en pensant aux rencontres à venir, qui rêve de peaux moites de désir, de souffles courts, de plaisirs, d’une présence chaude au creux des reins. Il y en moi cette autre moi, chatte sauvage qui veut se livrer, se faire domestiquer — ne plus être celle qui courbe l’échine, qui feule, effarrouchée.

Deux pôles, deux tensions, à la fois complémentaires et irréconciliables. J’oscille entre la femme que je ne veux plus être et celle que je suis incapable de devenir. Je tergiverse et j’essaie d’apprendre à naviguer entre l’une et l’autre — toujours à la limite de l’une et de l’autre.

(J’aimerais ne plus connaître aucune limite)

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