Pour mieux apprendre à tomber.


Ces dernières semaines  – ou, plutôt, ces derniers mois  – j’ai vu toutes sortes de gens se défaire, autour de moi. Pour certains, ce processus d’anéantissement s’est fait seul, de l’intérieur; pour d’autres, ça s’est fait à deux. Surtout à deux, même. C’est plus fréquent, après tout. Plus facile de rompre avec quelqu’un que de rompre avec soi-même.

S’il est vrai que le printemps est censé faire renaître les choses, j’ai vu beaucoup de gens renaître en se défaisant d’une partie d’eux-mêmes  – moi la première. Du jour au lendemain on décide de tout abollir, certes; pour reconstruire quoi, cependant? C’est généralement après coup que l’on réfléchit à la question: y a-t-il seulement quelque chose à reconstruire, après ça? Que construit-on à partir de poussières? Rallumer des cendres demande de l’énergie, de l’investissement. Beaucoup de risques, surtout. Pourquoi reconstruire à nouveau quelque chose à même un champ de mines, quand tout est suceptible de s’effondrer ad vitam aeternam? C’est plus simple de se replier sur soi, de se recroqueviller afin d’éviter d’éventuels obus, les éclats de toutes les explosions à venir. Parcre que des explosions, il y en a toujours  – nous sommes tous et toutes susceptibles d’être un jour la bombe à retardement de quelqu’un d’autre. C’est inévitable.

Pour ceux qui n’auraient pas encore saisi: oui, je parle effectivement de rupture amoureuse. Encore. Parce que c’est une fin du monde à laquelle il est difficile de survivre; personne n’y est jamais vraiment préparé, et personne ne s’en sort jamais indemne. Même lorsque l’on se trouve à être celui ou celle qui prend la porte, qui aspire à renaître ailleurs, à exister en-deçà d’un nous-deux sur lequel se fondait jusque-là le monde entier  – personne n’y survit tout à fait vraiment. Enfin, c’est une façon de parler: évidemment, qu’on finit par en sortir vivant. Vient un jour où l’on se regarde dans le miroir, où le fantôme de l’autre s’est effacé de nos cernes sous les yeux et où l’on se dit, finalement: Je vais mieux.

Mais, c’est difficile. Et très long, surtout. Se défaire de quelqu’un, c’est entamer une longue, très longue descente au fond des choses. Au fond de nous-même, d’abord et avant tout. C’est difficile parce que tout  – pratiquement tout, littéralement  – semble s’organiser autour de nous afin de nous rappeler perpétuellement qu’il manque quelque chose à notre existence. L’ampleur de notre solitude récemment acquise (ou imposée, dépendant des cas) nous est irrévocablement rejetée en pleine figure quotidiennement  – que ce soit par les chansons qui passent à la radio, les couples qui arpentent foncièrement les rues en se tenant par la main, le soupçon de romance que l’on retrouve dans pratiquement n’importe quelle oeuvre de fiction (qu’il s’agisse de cinéma ou de littérature), tout tend à nous rappeler combien nous sommes seuls, pitoyablement seuls. On n’échappe pas à l’omniprésence des amours dévouées. Qu’on en souffre ou que l’on s’en réjouisse, partout, tout le monde aime  – parfois même à corps défendant.

Les sentiments humains organisent l’essentiel de l’existence humaine, inutile de le nier. C’est à croire que nous sommes conditionnés à tendre irrémédiablement vers l’Autre; comme si un quotidien qui ne serait régi par l’exaltation des passions serait totalement dénué de sens, dépourvu d’intérêt. Pour preuve: même une fois réduit en pièces, misérablement livrés à nous-mêmes, quelque chose en nous cherche à désespérément combler le vide. On passe en boucle des chansons qui nous rappellent celui ou celle dont on vient de se défaire. On se retient d’écrire ou de téléphoner à notre ancienne flamme – ou à n’importe quel autre de ses substituts – lors d’une soirée bien arrosée, alors que l’envie d’écouter cette pulsion idiote nous démange. On enchaîne les conquêtes les unes après les autres, convaincu que de garder son lit moins vide nous permet de se sentir moins seul. Ces choses-là.

Et puis, à l’inverse, il y a ceux qui se sont apostasiés. Ceux qui ont perdu la foi en l’Amour avec son grand A, ceux qui ont brûlés tous les autels où siégeaient les vestiges des amants passés. Les grands agnostiques de la passion, pour qui l’inertie est préférable au moindre tumulte – ceux dont l’âme refuse désormais de s’incendier en en convoitant une autre. J’en dresse un terrible portrait, c’est vrai et, pourtant, je les comprends, ces grands brûlés, ces irrécupérables estropiés: d’ainsi se replier sur soi, ce mouvement de recul derrière de grandes portes blindées, c’est répondre à l’instinct de survie. C’est se dire « Voilà, j’ai connu l’Amour, j’ai aimé; mais je n’ai plus rien à en tirer ».

J’ai du mal à définir de quel côté de la ligne je me trouve. C’est embêtant, certes, mais j’ai toujours préféré la nuance; je vogue d’un état à l’autre selon l’humeur du jour: un rien me suffit à croire que l’amour ne me reviendra plus jamais; un rien suffit à me convaincre qu’il s’agit de la plus grande chose qu’il soit donné à l’Homme de vivre. Cette tergiversation est compréhensible, sensée, même – enfin, j’imagine. Ou bien j’essaie de m’en convaincre. Après tout, on craint tous d’être seuls, d’avancer dans la vie sans avoir la moindre influence sur l’existence des autres. Or, j’en suis encore à me demander ce qu’il y a de pire: souffrir d’être abandonné à soi-même, ou souffrir d’être abandonné, tout simplement?

L’ennui, avec ma propre situation, c’est que je suis passé d’un homme à un autre. Encore une fois. À croire qu’il s’agit-là d’un motif récurent, chez moi – c’est inquiétant. Je ne sais pas à quel point ma propre volonté a joué un rôle dans ce dénouement. Suivais-je donc, malgré moi, une intarissable logique du remplacement? Difficile à dire. Il y a quelques mois, suite à ma rupture, je racontais à un ami une rencontre que j’avais faite récemment; je lui racontais comment, sorti de nulle part, out of the blue, quelqu’un m’était tombé dessus comme ce n’est pas permis; comment, sans l’avoir vraiment cherché, s’était dressé devant moi cette rencontre inévitable (bien que vouée à sa propre perte). On m’a donc reproché – et à juste titre, d’ailleurs – de ne rien connaître de la solitude, que d’ainsi passer d’un homme à un autre répondait à une implacable volonté de combler le vide à tout prix, comme si tout mon être cherchait à éviter la solitude. Je me souviens lui avoir souris amèrement. « Mais je suis terriblement seule », ai-je répliqué. « Loneliness doesn’t come from having no one around you, but from being unable to communicate the things that seem important to oneself ». Parce que voilà mon constat, en bout de ligne: que l’on enchaîne (ou non) les rencontres à la suite des autres, il y a de ces individus qui sont condamnés à se sentir seuls, terriblement seuls lorsque dépourvus d’un être en qui concentrer toute leur affection, à qui faire don de soi. Peut-être me fais-je une idée trop métaphysique de l’amour – après tout, ce n’est sans doute pas sans raison que je vous cite Jung plutôt que Freud. Je n’aime pas penser les sentiments en terme de rationalité; j’ai toujours dit que, dans la vie, il existait deux types d’invidus: il y a les êtres de raison, et les êtres de désir. Je vous laisse deviner dans quel camp je me range.

Car, hélas, voilà la vérité: je suis une romantique dans l’âme malgré moi, c’est indéniable. Si j’ai effectivement du mal à me laisser apprivoiser, si, moi aussi, je cherche désespérément à me protéger de toute attaque extérieure, je me voue à cet idéal amoureux comme certains se vouent à un tel ou tel saint; je progresse au fil des jours comme au long d’un interminable pèlerinage, convaincue, malgré les peines et les déboires, que je retrouverai à nouveau ce que je croyais jadis si fermement tenir entre mes mains. Je ne crois pas en grand chose, dans la vie, mais je crois à la rédemption par les sentiments, je crois à l’amour exutoire et aux passions qui s’y rattachent.

L’ennui, cependant, avec les âmes romantiques comme moi, c’est qu’il est facile de se confondre: facile d’idéaliser l’amour en lui-même, et d’aimer davantage l’idée de l’amour que d’aimer en soi. C’est pourquoi j’avance d’un pas hésitant, à reculons: je crois en l’abandon de soi comme en une apparition divine – l’amour est une chose qui se manifeste rarement, que lorsque nous sommes prêts à le recevoir et devant lequel, malgré tout, il est légitime de longtemps douter. Et devant lequel il est légitime de trembler, d’être terrifié – car il y a de ces rencontres comme des tremblements de terre, qui viennent renverser tout ce qu’il y avait d’intangible en nous, et devant tel séisme, le désir de fuite va de soi. Or j’estime que dans la vie certaines choses sont écrites, et que vient un moment où il n’est plus possible d’aller nulle part ailleurs. Aussi grande la peur d’être blessé puisse-t-elle être, il y  de ces douleurs qui sont nécessaires et, d’une façon ou d’une autre, la chute est inévitable. “You don’t get to choose if you get hurt in this world, […] but you do have some say in who hurts you.” (John Green, TFIOS) Vient un moment où il faut baisser sa garde, et accepter de tendre une arme chargée à quelqu’un susceptible de la pointer en notre direction. C’est une analogie violente, c’est vrai – mais la passion ne l’est-elle pas toujours?

Alors, moi, bulletproof? Je l’ai longtemps prétendu, mais je ne saurais berner personne. Je suis vulnérable et ne m’en cache pas. Me blesse qui veut – je ne crains plus les balles perdues dont je me fais la cible. Si c’est pour tomber, je préfère que ce soit de haut: j’aspire à connaître de nouveau l’émoi des grands vertiges. Il n’y a pas de meilleure manière d’apprendre à tomber.