La voix d’Emma: d’E. Bovary à E. Watson


Tout le monde l’a vu, tout le monde en a parlé; c’est effectivement avec quelques semaines (mois?) de retard que je me positionne finalement dans ce grand débat qu’a été celui soulevé par le fameux discours d’Emma Watson aux United Nations – vous savez, celui où elle proclame que le féminisme n’est pas seulement une affaire de femmes, où elle incite les hommes à se joindre à ce mouvement dont il sauraient, eux aussi, profiter? Voilà, celui là. Ce fameux discours qui inaugurait le mouvement de He for She et qui, à certains égards (et peut-être de façon légitime) a su faire grincer quelques dents.

Emma Watson n’est pas la première – et ne sera d’ailleurs certainement pas la dernière – à s’autoproclamer féministe publiquement. Plusieurs vedettes (des popstars, majoritairement) ont effectivement fait parler d’elles cette dernière année à ce sujet : on pense notamment à Miley, la self-proclaimed ‘‘biggest feminist in the world right now »; à Beyoncé, qui se donne en spectacle aux VMAs en petite tenue devant un grand écriteau lumineux proclamant  »FEMINIST »; ou encore Lady Gaga qui revient sur ses propos et affirme que sa chanson  »G.U.Y. » est l’incarnation même du  »new age » feminism; ou encore Lorde, qui s’offusque des chansons  »anti-féministes » de ses semblables… et j’en passe. (Et puis, il y a Katy Perry, qui n’a encore rien compris au féminisme, mais ça viendra. Keep it up, Katy.)

Bref : l’usage du mot « féminisme » (souvent à tord et à travers) par les vedettes de la culture populaire est maintenant devenu un motif récurent – aucun doute là-dessus. Reste à savoir, maintenant, s’il faut s’en réjouir… ou pas. Mais, d’abord, revenons-en à notre Emma.

Certes, Emma Watson n’est pas une popstar et, de ce fait même (parce que cela va de soi, désormais) ne fonde pas sa célébrité ni sur son apparence (quoique ça aide, et quoi qu’on retrouve probablement une section qui lui soit dédiée sur le /b/ de 4Chan), ni par la mise à l’avant d’une (hyper)sexualité clairement affichée/affirmée. Donc, rien à voir avec Beyoncé, quoi qu’on en dise. Oui, Emma fait inévitablement partie de l’industrie; impossible, de nos jours, d’être actrice sans se trouver intrinsèquement imbriquée dans toute la machine qui va avec, soit celle participant à forger (un culte de) l’image. Oui, Emma a fait la couverture de magazines; oui, on la retrouve (peut-être à corps défendant) dans les articles à potins du genre Star Système; oui, c’est une jolie fille qui prend soin de son apparence et, de ce fait même, participe à encourage un idéal corporel/un idéal de beauté. Va-t-on vraiment commencer à reprocher aux jolies filles d’être jolies, ou de prendre soin de leur apparence? Sérieusement? (Ceux qui auront lu mes articles précédents sauront comment, à mon avis, l’apparence et le soin qu’on accorde ne se porte jamais garant de ce qui nous définit et, pis encore, de nos convictions – sociales ou autres)

Bien que je sois essentiellement d’accord avec la discours tenu par Emma, je dois admettre que, moi aussi — surtout après la lecture de plusieurs articles rédigés à ce sujets, tous d’opinions diversifiés — je suis portée à grincer des dents quant à certains aspects de ce discours. Je m’explique.

D’abord, j’ai lu quelque part comment sa manière d’inclure les hommes en soulignant comment eux aussi sauraient tirer profit du féminisme — notamment en expliquant comment les hommes, eux aussi, sont victimes d’injustices sociales, d’ostracisations, aliénés par des archétypes et idéaux de masculinités auxquels tout un chacun ne saurait répondre — relève, au final, d’une simple propagande de séduction. (Le terme est un peu fort, certes, mais on peut effectivement voir les choses sous cet angle). « Ce n’est pas à nous de faire les yeux doux et de distribuer des biscuits pour que les hommes se sentent heureux, aimés, appréciés », c’est vrai. Devant un tel argument, je me retrouve à la fois en accord et en désaccord. D’abord, c’est vrai qu’il m’est absurde de penser comment, en effet, il soit nécessaire de ré-axer le féminisme autour des hommes pour que ceux-ci daignent s’y intéresser — après tout, les hommes n’ont-ils pas des conjointes, des mères, des soeurs directement concernées par la lutte féministe? Que le féminisme s’acharne à avantager la moitié de la population (et ses droits) devrait, quant à moi, suffire à la sensibilisation de la gent masculine, c’est vrai. Or, peut-on vraiment leur en vouloir? Inutile de le nier: le féminisme fait effectivement mauvaise figure auprès des hommes (et auprès des femmes aussi, mais, ça, n’en parlons même pas…) C’est vrai, quoi: si les hommes sont réticents à appuyer la cause des féministes c’est, selon moi, à défaut d’être en connaissance de cause, c’est le cas de le dire. Dans une telle optique, donc, le geste d’Emma s’avère bénéfique, voire nécessaire: il est effectivement grand temps de rappeler aux hommes, et à la population en général, comment le féminisme n’est pas qu’une affaire de « bouledogues mal-baisées », que les féministes ne sont pas nécessairement « anti-hommes » et comment, surtout, le féminisme devrait bel et bien être d’intérêt général. Je suis d’idée que le féminisme lutte avant tout pour l’égalité des genres — je suis d’ailleurs la première à prendre également la défense des hommes, consciente de comment certains de nos enjeux commencent progressivement à les atteindre, eux aussi de plus en plus sujets à une certaine forme d’aliénation. (J’y reviendrai plus spécifiquement dans un prochain article, promis.)

Qui plus est, je me vois forcée d’admettre que tenir un tel discours revient, d’une façon ou d’une autre, à sous-entendre que tout le monde peut être féministe — chose que je déplore un peu, en fait. « Le féminisme populaire réussit parfois à présenter l’étiquette féministe sous un jour flatteur, mais, pour ce faire, il la vide de son sens. C’est évidemment contre-productif. Quand on dit « tout le monde peut être féministe », on dit « ça ne prend pas grand chose ». Quand on tente de dédramatiser le féminisme, on le réduit à un courant conciliant, doux, gentil et bien contenu dans les sujets à peu près consensuels. » (SourceAprès tout, c’est vrai, quoi: être féministe, c’est une lutte quotidienne, c’est se questionner quant à la construction des genres et ses conséquences dans notre société, c’est prendre part activement au mouvement, tenter à sa manière de faire progresser les choses. Être féministe, c’est beaucoup plus qu’un simple statut Facebook ou un hashtag sur Twitter: en ce sens, je suis d’accord, ce n’est pas « n’importe qui » qui peut être féministe — ce n’est pas une mode que l’on adopte en enfilant un crop-top ou le dernier modèle tendance de Ray Bans : c’est une idéologie, une façon d’être. Un désir de faire partie de quelque chose.

Ensuite, c’est vrai qu’il reste toujours à se demander quelle place doivent/devraient occuper les hommes au sein du mouvement féministe. (Je cite souvent ce blog, De colère et d’espoir car, même si je ne suis pas 100% d’accord avec tout ce qui s’y dit, demeure indéniable la valeur et la pertinence de son argumentaire). Seulement, selon moi, inclure les hommes, les inciter à se joindre à nous, n’implique pas de les mettre au front, en tête de notre mouvement; en fait, je trouve absurde de croire que d’inclure les hommes sous-entende nécessairement qu’ils chercheront à leader le mouvement — penser ainsi revient, selon moi, à concevoir tous les hommes comme des machistes-fascistes incapable de se tenir à la place où ils doivent se tenir. Inviter les hommes à joindre le mouvement féministe ne sous-entend pas non plus que nous ayons besoin d’eux pour faire avancer les choses — n’adoptons pas une vision apocalyptique de la chose non plus. Est-il seulement si inconcevable que les hommes puissent prendre intérêt au mouvement féministe sans nécessairement vouloir le renverser de l’intérieur, en tenir les rênes? Vraiment?

Par ailleurs, je me dois d’admettre que, le problème, avec le « féminisme populaire » (ou le « féminisme rose-bonbon », comme l’appellent les plus pessimistes), est la manière dont il vient altérer la conception que ce font les jeunes filles (et les moins jeunes, et les femmes, et les hommes) de ce que représente réellement le féminisme, soit une lutte nuancée, diversifiée, considérée en son sein même sous plusieurs angles et selon différentes conceptions. Comme je l’ai lu dans cet article, le problème, avec les popstars et célébrités à la Beyoncé, c’est qu’il s’agit souvent d’une des seules références qu’ont les gens en terme de féminisme. Encore une fois, ce n’est pas par imbécillité que le commun des mortels aboutit à de telles conceptions, mais par manque de connaissance (quand ce n’est pas par simple manque d’intérêt, du moins). Dans l’imaginaire collectif, hélas, le féminisme se retrouve généralement restreint à cette opposition binaire où l’on retrouve deux archétypes pré-établis aux antipodes l’un de l’autre, c’est-à-dire, d’un côté, la vedette à polémique qui incarne le féminisme par son empowerment by sexuality et, de l’autre, notre éternelle bouledogue-lesbienne mal-rasée. On se retrouve donc à évacuer inévitablement tout le reste de ce spectre que représente le féminisme dans toutes ces nuances. « This is why Beyoncé is so dangerous; if she is the only point of contact that many young girls and adult women have with feminism, then the message is skewed. Yes girls, you can be strong, and independent, and powerful – but only as long as you look beautiful, gyrate for men, submit to your husband, and get a man to ‘put a ring on it’. » Parce que voilà ce qui me dérange, justement, avec un cas comme celui de Beyoncé: tandis qu’elle se retrouve au coeur des ragots concernant un supposé divorce de Jay-Z, alors qu’elle proclame vouloir être un bon role-model féminin pour sa fille, demeure toujours que Beyoncé, à mes yeux, demeure loin d’incarner la mère monoparentale réelle, celle qui n’est pas world-wide famous et qui a de la misère à joindre les deux bouts pour offrir une existence décente à son enfant. (Et je parle en connaissance de cause, ayant moi-même grandi avec une mère monoparentale). Sans doute le féminisme populaire incarne-t-il une certaine facette du féminisme contemporain, je ne saurais le nier — or, il évacue in fine toutes les autres facettes du féminisme, le restreignant à une représentation (faussement) manichéenne.

Donc, en général, oui, j’appuie le discours tenu par Emma Watson aux U.N.; or, je comprends effectivement la réticence de certains(es) à y adhérer. Après tout, n’est-ce pas là le propre même du féminisme, d’éveiller différentes réflexions, d’engendrer une certaine controverse? Le féminisme est, nous l’avons dit, un concept si vaste, si nuancé, qu’il est inconcevable, à mon sens, que tous soient d’accords et le conçoivent de la même manière. Après tout, ce phénomène ne date pas d’hier: depuis des décennies, des siècles, on se questionne à savoir qu’est-ce qui est réellement féministe (sans trop savoir ce que cela veut dire). Aujourd’hui, on se demande si Emma Watson incarne véritablement le féminisme, tout comme on se questionne à savoir si l’on doit concevoir la Emma Bovary de Flaubert comme étant l’une des figures pionnières du féminisme de la littérature française — tout comme on se demande si Madame de Merteuil des Liaisons Dangereuses, ou encore Nelly Arcan, l’étaient, elles aussi; tous comme on se demande encore si féminisme et prostitution puissent faire bon ménage, etc.

Une chose me fait grincer des dents, et m’a incitée, ces derniers jours, à revoir ma position concernant notre Emma Watson, qui a encore fait parlé d’elle en se trouvant au sommet des sujets trending sur le webosphère: c’est-à-dire son apparition de la prochaine édition du Elle Magazine UK, ce fameux « First Feminist Issue« . Honnêtement, je suis réticente à me prononcer sur le sujet, à défaut d’avoir lu le mgazine en question (pas encore paru, d’ailleurs). Seulement, je suis un peu mal à l’aise: alors que je l’ai appuyée aveuglément dès lors que j’ai entendu ce discours, ce genre d’exposition médiatique (qui entre inévitablement, selon moi, dans la commercialisation de l’appellation feminist) me laisse perplexe. Car, comme quelqu’un d’autre que moi l’a dit, « every female celebrity that poses without clothes on the cover of a men’s magazine has a vested interest in preserving the status quo, because her career is based on selling the status quo’s glamor. » J’ai du mal à concevoir qu’un magazine — essentiellement constitué de publicités pleines de représentations du corps de la femme comme objet à consommé — puisse être fondamentalement honnête et bien-intentionné lorsqu’il promeut ainsi le féminisme. Or, comme je l’ai dit, je n’ai pas encore mis la main dessus; c’est pourquoi, donc, avant de grimper trop rapidement aux rideaux et de crier au scandale, avant de juger qu’il ne s’agit qu’une stratégie marketing, je me contenterai de dire que, à mon avis, il s’agit peut-être là d’un mauvais move de la part d’Emma. Mais, qui sait? Peut-être le Elle Magazine y fait-il bel et bien l’apologie du féminisme en bonne et due forme, c’est-à-dire en prenant en considérations toutes ses nuances… qui sait. J’y reviendrai sans doute lorsque j’en aurai fait la lecture.

D’ici là, je continuerai (encore et toujours) à m’informer sur le sujet: car, contrairement à ce que plusieurs osent en dire — et je déplore cette manière qu’ont les féministes dites « radicales » de se fermer à tous ces (plus ou moins) nouvelles formes de féminismes — je crois que la popularité que gagne notre lutte auprès des grandes masses (dites « populaires ») mérite que l’on s’y arrête, qu’on y réfléchisse. Car, si le féminisme dit « rose-bonbon » nous permet d’apprendre une chose, d’en tirer une leçon, c’est bien la suivante: le féminisme a bel et bien toujours raison-d’être, mérite toujours d’être au coeur des discussions et des réflexions, demeurant toujours d’intérêt public. Nous reste ensuite à y prendre part activement; qu’on soit homme ou femme, il est nécessaire de se pencher sur la question et sur la manière dont tout un chacun saurait en tirer avantage.

Sur ce, je vous laisse sur cette excellente conclusion de Virginie Despentes, tirée de son tout aussi excellent ouvrage King Kong Théorie (2006):

« Le féminisme est une révolution, pas un réaménagement des consignes marketing, pas une vague promotion de la fellation ou de l’échangisme, il n’est pas seulement question d’améliorer les salaires d’appoint. Le féminisme est une aventure collective, pour les femmes, pour les hommes, et pour les autres. Une révolution, bien en marche. Une vision du monde, un choix. Il ne s’agit pas d’opposer les petits avantages des femmes aux petits acquis des hommes, mais bien de tout foutre en l’air. Sur ce, salut les filles, et meilleure route… »