Monsieur Martineau,
(Je conserverai le « monsieur » et emploierai le vouvoiement, un peu malgré moi, parce que, contrairement à vous, je sais faire preuve de respect à l’égard d’autrui — notion qui semble vous avoir échappée dans vos plus récentes chroniques.)
Évidemment, vous ne lirez pas cette lettre. Tout au plus sera-t-elle lue par six ou sept personnes — je n’ai évidemment pas la même tribune que vous. Je l’écris davantage dans une optique de défoulement, sachant pertinemment qu’elle ne fera jamais son chemin et que, même si c’eût été le cas, mes propos vous passeraient sans doute dix pieds au-dessus de la tête. Parce que vous êtes intouchable. Ou tout simplement, parce que vous vous en foutez.
Je pourrais me contenter de dire que le contenu de vos chroniques relève de la même qualité que des propos tenus par une gang de babyboomers qui profitent de l’absence de leurs femmes pour faire un barbecue en chest et bitcher contre elles, et que je m’insurge de savoir qu’il y a encore de la place pour des tels raisonnements à deux cennes dans la presse. Mais je tâcherai de rendre mon argumentaire plus pertinent.
Parce que, oui, M. Martineau: je suis une jeune femme — une fille — et suis pourtant en mesure de m’exprimer décemment, de manière structurée et logique. Et j’ai même pas eu besoin de mon chum pour avoir l’idée de vous écrire ceci. Pas pire, hein?
Je prends rarement la peine de m’offusquer contre le contenu douteux — pour ne pas dire pratiquement abrutissant — de vos chroniques dans le Journal de Montréal. Généralement, je me contente de lever les yeux au ciel, voire de maugréer en soupirant de découragement. Mais, là, M. Martineau, avec la publication de votre texte Les filles, c’est nono, une réponse s’impose. Non seulement vos propos dépassent-ils l’entendement, mais plus qu’un outrage à la décence, votre texte est carrément une attaque à l’intelligence.
À mon intelligence. À celle de toutes les filles, femmes. Et une telle chose ne peut être tolérée.
Dans l’ensemble, je m’en fous un peu, de votre opinion, M. Martineau. Je ne vous ai jamais tenu en très haute estime, et peu m’importe que vous soyez suffisamment méprisant pour tenir des propos aussi éminemment misogynes sans même prendre conscience de l’ampleur des énormités que vous proférez et, surtout, de quelles sont les conséquences potentielles de vos actes dans l’espace public. En fait, ce qui m’inquiète — un peu comme ce fût le cas avec le fameux Roosh V — ce n’est pas tant l’imbécile qui monologue devant tout le monde, mais bien plutôt tous ceux qui, derrière leur écran, adhèrent à ce genre de discours. Parce que oui, hélas, des gens vous lisent, et des gens prennent pour argent comptant la valeur de vos paroles, s’en abreuvent aveuglément sans faire preuve du moindre jugement. Je m’inquiète parce que votre « notoriété » (j’emploie ici de très gros guillemets) vous permet d’étendre à grande échelle non seulement votre imbécillité, mais également la haine des femmes intrinsèquement sous-jacente à vos écrits.
Je m’inquiète parce que vous encouragez des gens à penser comme vous. Parce que vous propagez un discours rabaissant à l’égard des femmes, et parce que vous participez non seulement à la culture du viol en faisant de vos chroniques le lieu de victim-shaming, mais parce que, de surcroît, vous légitimez un discours aliénant, en lui faisant arborer les traits de l’humour. Et ça, M. Martineau, ça participe à une banalisation de la violence faite aux femmes — violence qu’il faudrait bien plutôt dénoncer et condamner plutôt que d’en faire du matériel humoristique (non-subversif).
Sur votre page Facebook, vous avez plaidé l’argument du second degré, vous réclamant d’une mauvaise interprétation de votre texte. Or, le problème, M. Martineau, c’est qu’il n’y a pas de second degré à lire entre les lignes. (Comme un ami faisait remarquer à ce sujet: Si vraiment il y a second degré, qu’en est-il? Que les filles, c’est pas nono, mais que les femmes sont simplement nettement inférieures aux hommes intellectuellement?) Le problème, c’est que — et il ne tardera sans doute pas avant que vous ne jouiez la carte des « droits fondamentaux de la liberté d’expression » –, humour ou pas, ce genre de discours est inacceptable. Et puis, ne pouvons-nous pas estimer que le Québec est rendu plus loin que ça, dans le domaine de l’humour? Avec la relève humoristique, depuis quelques années (et notamment avec des artistes tels que Mariana Mazza), n’essayons-nous pas, au contraire, de nous affranchir des blagues de « sable dans le vagin » et des personnages féminins caricaturaux particulièrement dégradants? Les humoristes québécois ont usé le gag de la cruche de service à la tonne; il est temps de passer à autre chose, M. Martineau. Votre raisonnement — ou votre « humour », comme vous l’appelez — est passé de mode. Tout comme votre hargne à l’endroit des féministes, d’ailleurs. Il serait grand temps que vous fassiez un pas de l’avant, vous aussi: je vous assure que le féminisme ne peut être que favorable à une société — si, du moins, on s’en sert autrement qu’en tant que matériel pour ridiculiser et insulter les femmes.
Je ne suis qu’une étudiante de 21 ans; je n’ai pas vécu autant que vous, c’est vrai. Mais j’ai vécu suffisamment, déjà, pour savoir qu’une fille ne devrait pas avoir à évoluer dans une société où le discours social ambiant est encore éminemment entaché de la misogynie d’une époque antérieure. J’ai vécu suffisamment, déjà, pour savoir qu’il y a trop d’hommes comme vous, qui tiennent des discours méprisants à l’endroit des femmes — et j’ai vécu suffisamment, déjà, surtout, pour savoir qu’il ne devrait plus y avoir de place pour de tels propos dans l’espace public, plus notamment dans la presse et les médias. Je suis révoltée, M. Martineau. Révoltée, parce que nous, les filles, avons déjà assez à subir les jokes sexistes de nos mononcles archaïques, à grandir entourée des chums de notre père ou de notre frère qui traitent les femmes comme si elles ne valaient rien, à endurer de voir notre image quotidiennement charcutée et piétinée par la société et les médias. Une fille, M. Martineau, ne devrait pas grandir dans un monde où, dans les vestiaires, entre boys, après une game de hockey, il soit acceptable de parler d’une fille en tant que « pas ben ben bright, mais crissement fourrable ». Votre fameuse chronique, non seulement est-elle abrutissante (et raciste, ajoutons-le), mais elle encourage à penser que c’est par manque de jugement, par idiotie que les femmes se « complaisent » dans les troubles de comportements alimentaires et dans des relations de violence conjugale. De ce fait, vous tournez en dérision des problèmes sociaux majeurs dont sont victimes nombre de femmes plutôt que d’en faire une matière à réflexion; non seulement banalisez-vous notre situation, mais, pis encore, vous nous en portez entièrement responsables.
Parce que voilà ce que sous-entend, en quelque sorte, votre chronique, en bout de compte: non seulement êtes-vous suffisamment condescendant pour employer le terme « fille »plutôt que « femme », nous dénigrant d’entrée de jeu, mais vous osez plaider notre infériorité face à cette soi-disant « élite d’hommes blancs » dont vous vous réclamez.
La violence faite à l’égard des femmes est déjà beaucoup trop partout omniprésente, M. Martineau, pour qu’une chronique supplémentaire allant en ce sens soit encore tolérée. Ce sont des hommes comme vous qui participent à pourrir le discours social, en le disséminant de propos haineux encourageant non seulement aux stéréotypes, mais également à une insidieuse violence.
Ne pas adhérer à vos propos, M. Martineau, ce n’est pas, comme vous l’avez vous-même professé, faire preuve d’illettrisme — c’est faire preuve de bon sens. C’est se prémunir contre l’abrutisation déjà encouragée ad nauseam par les médias, et contre ceux qui, comme vous, prennent plaisir à la propager.
M. Martineau, vous êtes un déchet.
Cordialement,
Une fille intelligente (et en colère)