Mon corps est un pays en guerre sur le point de finir (II)


«La honte, c’est un pays. Une légion d’honneur d’un pays défait. C’est l’univers. C’est l’expérience
d’être dans un corps. C’est l’expérience d’être ce corps-là, dans cette vie-là, avec ces choses-là qui rentrent et qui sortent, qui échappent à la volonté.» — Nelly Arcan, Burqa de chair

«J’ai du mal à me faire sujet plutôt qu’objet.»

C’est un thème qui revient souvent, lors de mes séances avec ma psy. Le rapport trouble à mon image, à mon désir — que je subordonne toujours à celui de l’autre. Nos sujets de conversation sont toujours sensiblement les mêmes: Ma mère et les hommes qui se sont enchaînés successivement les uns après les autres dans sa vie, sa peur de ne plus être regardée, la manière dont je reproduis ce pattern qui me colle à la peau comme une tache de naissance (ma mère est quelque part en moi comme une plaie nécrosée).  Cultiver l’attention d’hommes indésirés, les attirer à moi et pourtant refuser de me laisser toucher (je dis : « c’est parce qu’un homme m’a attaquée l’année dernière que je ne tolère plus les mains sur ma nuque et les souffles inconnus sur ma peau »). Mon incapacité à dire non, c’est assez. Mon incapacité à tracer les lignes d’un espace où je peux exister sans qu’on me regarde. Être seule (enfin). Être bien.

« Ça semble grouiller beaucoup, autour de vous, effectivement », me dit ma psy la semaine dernière. Et moi d’ajouter: « Comme de la vermine. » Éclats de rire. J’essaie d’en rire (au moins).

En finir avec les hommes (si seulement).  En finir avec cette guerre et toutes les autres qui n’en finissent plus de finir. Qu’au moins les bombardements qui subsistent en moi soient les miens (en être le sujet plutôt que l’objet, encore).

Mon corps ne sera plus chair à canons.

« Ici, en tout cas, je trouve que vous êtes très sujet », me dit ma psy. J’essaie vraiment fort. J’essaie de mettre un nom sur les choses pour les faire exister. (Mon nom ne m’est pas donné.)

[…]

Il y a quelques années, je publiais un texte du même titre (ici). Un texte sur mon corps et mon rapport trouble à celui-ci, sur les guerres que j’ai menées contre lui plus de la moitié de ma vie. Aujourd’hui j’ai vingt-cinq ans — mon corps n’est plus tout à fait le même. Je cherche encore le corps d’une femme lorsque je me regarde dans le miroir, sans jamais être vraiment certaine de l’y trouver. (Toujours quelque part dans une ombre, dans un reflet, celui d’une adolescente qui ne sait pas trop par quel bout pousser.)

Pour la première fois depuis presque dix ans, désormais, mon corps n’appartient qu’à moi. (Or l’est-il vraiment?) Me le réapproprier est un combat de tous les jours. En temps de crise où je n’ai plus le sentiment d’avoir le contrôle sur quoi que ce soit dans ma vie, j’essaie de reprendre le dessus sur mon corps qu’il serait trop facile de laisser m’échapper.

(Je repense à il y a trois ans, lorsque je faisais 20lbs de moins, lorsque mes os saillaient hors de mes hanches jusqu’à travers mes vêtements, où la courbe de mon échine à peine scoliosée menaçait de transpercer ma peau.)

Quand le monde s’est effondré il m’a fallu souffrir pour ne pas me laisser mourir — souffrir physiquement, je veux dire. Reprendre le dessus sur la douleur, l’apprivoiser, la rendre plus docile.

M’entraîner à tous les jours, courir toujours plus vite sur les machines, forcer toujours plus fort jusqu’à sentir les muscles qui brûlent et tirent comme s’ils menaçaient de rompre, les poumons qui peinent à retrouver de l’air et le goût de sang qui se répand dans la gorge et sur la langue, les jambes rendues incapables de monter les escaliers tant la douleur est lancinante, le dos comme rompu une fois allongée au lit (jusqu’à ce que l’épuisement l’emporte).

Me faire tatouer, sentir l’aiguille transpercer la peau un millier de fois, regarder le sang perler là où l’encre va s’injecter. Se mutiler les lobes d’oreilles afin de les agrandir à l’aide d’un cône en acier inoxydable, endurer la douleur cuisante durant les heures qui suivent, essuyer le sang qui coule derrière l’oreille pour se figer au début du cou. (Plus jeune, je gravais des lettres dans la chair de mes bras et de mes mains à l’aide d’une mine de plomb finement aiguisée, je m’écrivais dedans pour donner un sens à tout le reste.)

La douleur comme moyen de reprendre le dessus sur la douleur — sur l’autre douleur. Faire la guerre à son corps pour mieux reprendre le dessus sur le tumulte intérieur, sur l’univers qui s’acharne et qui continue de tourner sans jamais laisser de point fixe où s’ancrer. S’infliger de la douleur pour se réapproprier son corps, sentir qu’il est à nouveau sien. Pour se rappeler: voilà, regardes, je suis encore vivante. 

Je suis encore vivante. 

Mon corps n’est parfois pas tout à fait mon corps — ce n’est pourtant pas une raison pour lui infliger tout ça. (« La guerre, la guerre, c’est pas une raison pour se faire mal »)

J’essaie de faire de mon corps un lieu où réinscrire le désir — le désir de moi pour moi. Un espace vide à réinvestir. En redéfinir les contours de mes propres mains, en tracer les courbes de mes propres doigts, en redécouvrir les plaines et les lisières et les monts et les rivières. En faire quelque chose de beau, de bon. De lumineux. (Un lieu à moi, a room of one’s own.)

J’essaie d’apprendre à ne plus le négliger. Mon corps en entier, mon corps et cet espace entre mes cuisses que j’ai longtemps eu du mal à apprivoiser, jardin où j’ai longuement retourné la terre de part et d’autre jusqu’à tout déraciner sans vraiment comprendre, quelque part entre la colère et la honte («dysfonctionnelle», que je disais déjà à l’aube de mes vingt ans seulement).

Faire de mon corps sujet de (mon) désir plutôt qu’objet.

Mon corps a été étreint, désiré, touché, caressé — aimé. Mon corps a été négligé, laissé à l’abandon, désérotisé, humilié — mal-aimé. Trop souvent par quelqu’un d’autre que moi (trop souvent par un ou des hommes, malheureusement).

Mon corps est une histoire dont il est temps que je redeviennes le sujet.

Mon corps est un pays où il fait bon revenir habiter.